Jean-Loup Trassard

Publié le par la freniere

Jean-Loup Trassard est né le 11 août 1933 à Saint-Hilaire-du-Maine en Mayenne où il connaît une enfance campagnarde rythmée par les travaux agricoles et qui influencera toute son œuvre d'écrivain et de photographe. Très tôt, il apprend la photographie auprès de son père, photographe lui-même : «Mon père m'a d'abord offert une boîte Kodak. Je crois même que j'en ai eu deux successives. Puis assez vite il a trouvé, en occasion, un Vestpocket à soufflet, me disant que ce modèle lui avait laissé un très bon souvenir. Je ne connaissais alors que trois sujets : le fils du cultivateur voisin, compagnon quotidien durant bien des années, puis mon chien, une bâtarde noire à pattes blanches, puis mon vélo bien astiqué, la pédale élégamment appuyée sur la marche du perron...» Il fréquente l'école primaire de son village puis le lycée de Laval et poursuit des études de droit à Paris. En juillet 1960, Jean Paulhan le publie dans la Nouvelle Revue Française. En avril 1961, Georges Lambrichs édite son premier livre, L'amitié des abeilles, dans la collection Jeune Prose chez Gallimard. À partir de 1983, l'auteur expose régulièrement son travail de photographe. Il vit une partie de l'année à Paris et une partie en Mayenne où il élève des bœufs autour de sa maison natale.

Bibliographie :
Parus aux Ed. Le temps qu'il fait :
Inventaire des outils à main dans une ferme (1981, rééd. 1995)
L'amitié des abeilles (Gallimard, 1961 - rééd. Le temps qu'il fait,1985)
Territoire (1989)
Images de la terre russe (1990)
Caloge (1991)
Ouailles (1991)
Archéologie des feux (1993)
Traquet motteux (1994)
Objets de grande utilité (1995)
Tumulus (1996)
Les derniers paysans (2000)
La composition du jardin (2003)
Nuisibles (2005)
Le voyageur à l'échelle (2006)

Chez d'autres éditeurs :
L'amitié des abeilles (1961, Gallimard)
L'érosion intérieure (Gallimard, 1965)
Paroles de laine (Gallimard, 1969)
L'ancolie (Gallimard, 1975)
Des cours d'eau peu considérables (Gallimard, 1981)
Tardifs instantanés (Gallimard, 1987)
Campagnes de Russie (Gallimard, 1989)
L'espace antérieur (Gallimard, 1993)
Nous sommes le sang de cette génisse (gallimard, 1995)
Dormance (Gallimard, 2000)
La déménagerie (Gallimard, 2004, Folio, 2006)

 

Rencontre avec Jean-Loup Trassard, à l'occasion de la parution de La Déménagerie

  En 1941, en pleine Occupation, une famille de paysans — Victor, Marguerite et leurs sept enfants — quitte sa petite ferme de Mayenne pour une ferme bien plus grande dans la Sarthe. Préparatifs, voyage sur des charrettes, et aussi en train à bestiaux : à l'échelle du bocage, une sorte de « ruée vers l'Ouest ! »

  Vous avez choisi un titre un peu « clin d'œil » …

  Jean-loup Trassard — C'est un jeu de mots de mon grand-père. Cet homme très casanier trouvait les déménagements épouvantables, il les appelait des « déménageries ». L'invention m'a paru tout à fait appropriée, puisqu'il s'agit du déménagement d'une ferme, avec ses animaux !
  Mon grand-père était d'ailleurs au courant de ce déménagement-là. L'un des charrois est passé devant chez lui en traversant le Mans, et il a connu les fermiers.

  Il s'agit donc d'un fait réel ?

  Jean-loup Trassard — J'ai beaucoup inventé, c'est pourquoi le livre est un roman, mais le déménagement a eu lieu, ces cultivateurs étaient nos voisins et amis. L'événement a donné lieu à un accrochage assez violent entre le fermier partant et son successeur, il a fallu faire venir les gendarmes. Cette tension dramatique, dans le contexte de l'Occupation, m'a tellement impressionné qu'ayant vécu les faits à sept ans, j'ai encore envie de les raconter soixante ans plus tard !

  Comment un simple déménagement peut-il devenir un événement exceptionnel ?

  Jean-loup Trassard — Parce que, en général, les cultivateurs ne déménageaient que sur une petite distance, dans la commune même ou une commune voisine. Là, il s'agissait d'un voyage de plus de cent kilomètres, effectué par certains en charrette, par d'autres en wagons à bestiaux. Et en 1941, sous l'Occupation, les routes n'étaient pas sûres, les wagons difficiles à obtenir, tout était plus compliqué ! Jamais nous n'avions vu des fermiers partir aussi loin, qui plus est de leur plein gré.
  Bien plus tard, renseigné par les livres et les films, j'ai eu le sentiment d'avoir assisté là à une petite « ruée vers l'Ouest », même s'il faut la ramener aux proportions du bocage et si ces gens partaient en fait vers l'Est. Mais leur espoir était celui-là même des pionniers américains : acquérir une vie meilleure sur une exploitation plus vaste.

  Le dépaysement était-il comparable ?

  Jean-loup Trassard — Eh bien, il n'était peut-être pas moindre que celui des Américains ! Malgré la faible distance, cette famille s'est transformée très rapidement. Ils se sont mis à parler autrement, à changer d'accent, d'alimentation, d'horaires pour les repas… J'observais cette évolution. Et aussi la vie d'une famille nombreuse, alors que mon statut d'enfant unique me laissait souvent dans l'ennui.

  Ce roman n'est pas sans rapports avec votre récit de voyage Campagnes de Russie…

  Jean-loup Trassard — Sans doute peut-on dire que dans ces deux livres il y a la découverte d'une terre différente. Le narrateur montre que n'était pas alors sorti de sa campagne il était curieux d'un autre paysage, humait les odeurs. Une grande chambre, une grande cour, les herbages, tout était plus vaste ! Rien à voir avec son bocage natal, resserré, fermé, caché par les arbres.

  La Déménagerie est aussi l'occasion de faire l'inventaire d'une ferme de l'époque…

  Jean-loup Trassard — Tous les animaux sont là, bien sûr, mais surtout il y a — en effet — une sorte d'inventaire des meubles, des outils grands ou petits : chaque objet se retrouve au milieu de la cour et montre son visage, son utilité, son importance, surtout en cette époque de guerre où nous étions démunis où il fallait tout économiser et réparer.
  Un déménagement oblige à ranger et cette classification des choses semble avoir beaucoup intéressé le narrateur tandis qu'il était enfant.

  Au-delà du déménagement lui-même, le roman est à la fois saga familiale et témoignage…

  Jean-loup Trassard — Une saga familiale, oui, mais très brève puisqu'elle se déroule entre 1941 et 1944, même si je raconte des anecdotes antérieures à cette période ou d'autres événements situés entre 1944 et 1950.
  Un témoignage aussi, sur la vie rurale de l'Ouest intérieur pendant la guerre, avec des éléments qui sont restées valables bien plus longtemps. J'y évoque les rapports entre fermiers et propriétaires et les relations entre cultivateurs, l'amitié mais aussi les jalousies. Les cultivateurs ont souvent du mal à admettre que l'un d'entre eux bénéficie soudain d'une situation meilleure que la leur. Relativement à leur point de départ, une petite ferme, Victor et Marguerite deviennent des gros fermiers. J'essaie d'entrer dans leur esprit lors de cette évolution, le désir, la crainte, la fierté, comme dans l'esprit de ceux qui les regardent : les uns admiratifs, les autres envieux ou alors incrédules, ils ne pensent pas que cette aventure puisse réussir.

  Contrairement à la plupart de vos livres précédents, les personnages prennent le pas sur les paysages…

  Jean-loup Trassard — En effet, peu de paysages, mais par contre il y a cette famille nombreuse et beaucoup de figures qui passaient dont je raconte quelques bribes d'histoire. En restant fidèle à mon univers de vie agricole et de campagne, je l'aborde sous un angle complètement différent : celui de toutes ces présences humaines.
  C'est aussi un ouvrage ancré dans l'Histoire contemporaine, à travers le quotidien de la campagne et du bourg paraissent l'inquiétude pour les prisonniers, comme les restrictions et réquisitions, l'occupant allemand, la tentation du « marché noir », la Résistance, la Libération…

  C'est aussi un hommage à ce monde rural…

  Jean-loup Trassard — Avant tout un hommage très vif, et attendri, à cette famille-là, que j'aime beaucoup. Les sept enfants sont encore en vie ! J'ai eu vraiment une admiration pour leurs parents, qui se sont toujours si bien entendus, et pour leur façon de vivre : débrouillards, courageux, toujours gais ! Une vraie leçon de bonheur ! Et aussi un hommage à ces petits agriculteurs de polyculture et d'élevage au milieu desquels j'ai grandi, et beaucoup appris.

© www.gallimard.fr, 2004

 

Avant de nourrir des bovins, de fauciller les ronces sur les talus, de reclouer les barrières, il y eut le jeu - pas si loin, une cinquantaine d’années - qui consistait à installer une ferme, chaque jour une nouvelle ferme, contre les racines des tilleuls, sur la terrasse, ou dans un coin cendreux de la cheminée. Aujourd’hui que disparaît l’agriculture traditionnelle, deux poignées de petits sujets descendent du grenier où ils attendaient la résurrection. Posés dans la cour d’une ferme, sur le sable que tassent pas et roues, contre les pavés polis autrefois par les fers des chevaux, ils s’y reconnaissent tant qu’il est insupportable de les mener ailleurs. Ronflements du tracteur, meuglement des étables, pépiement au bord des ardoises, le chien rôde, les poules s’interrogent sur le caractère mangeable d’une si petite humanité, au milieu : fermières et fermiers, ou marchand, journalier, forgeron, les mains juste tirées des poches, empoignent les outils et, à l’instant, distribuent autour d’eux un espace agricole. Qui veut plier son corps découvre l’étendue nouvelle et tout de suite perçoit un autre temps, celui qui règne dans l’air et sur l’espace reconstitué des fermes. Le moindre objet annonce une durée, ses avant et après, le précaire des tâches inachevées se fait presque éternel, les muettes petites bouches viennent de se taire. C’est ce temps que je prélève, des soixantièmes de seconde de bonheur agricole. Et les instantanés transforment l’immobilité en gestes.

*

Tandis que les fermières lavaient presque toujours elles-mêmes, au douet aménagé sur un ruisseau, la plupart des commerçants du bourg faisaient laver au lavoir communal, en contrebas de la route, par une journalière. Ce lavoir est assez vaste, carré, avec un toit de tôle courant sur un périmètre et laissant un vide au milieu : la pluie ainsi peut tomber au centre du bassin, le soleil en réchauffer l'eau. Une fois par semaine on le vidait pour le remplir d'eau claire pendant la nuit au moyen d'une source proche. Les laveuses titrées de la commune retrouvaient là des femmes venues rincer leur propre buée, et ces langues ensemble savonnaient la vie de quelques absents.

Tout comme la fermière seule au milieu des joncs (les vaches parfois approchent un muffle baveux des chemises tordues lancées sur le tréteau), chacune des laveuses du bourg était dans son carrosse. C'est une forte caisse n'ayant que trois côtés et un fond (les mesures en sont variables, mettons 45 cm sur trente et 25 cm de haut). Quatre montants extérieurs forment par leur base dépassante des pattes de 5 cm qui élèvent le carrosse au-dessus de la boue et lui évite une détérioration accélérée. Il faut ajouter que le devant est surmonté d'une petite planche (8 cm de large environ) clouée horizontalement comme une amorce de couvercle, ou plutôt légèrement en pente vers l'avant, et que celle-ci est échancrée en arc de cercle pour que le corps se penchant y puisse avancer. Enfin que les deux planches latérales se terminent vers l'entrée par un arrondi très marqué. Peint à l'extérieur d'un bleu charron qui peu à peu s'efface, le carrosse doit être rempli de foin : on s'y tient à genoux, tout au bord de la planche à frotter du lavoir.

*
Jean-Loup Trassard
 

Publié dans Les marcheurs de rêve

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