De ses propres doigts
La nuque du salaire nous écrase la main. On meurt de ses propres doigts au travail à la chaîne. Il y a un trou dans l’espérance, une maille dans les goussets du cœur, un caillou dans les bas du courage. J’écris avec des mots comme une langue de chien derrière ses dents. Les verres fumés sur les yeux de l’amour interdisent le regard du monde. On vend le sel de mer, la lumière des étoiles, du fard pour les rides, du rêve en silicone, la sève des érables, le sexe des enfants. Seule la mort ne trahit pas. Les fleurs sorties par les racines y reviennent toujours. Le fleuve retrouve les nuages mais traverse le smog.
J’ai beau recoudre de sommeil les guenilles de la nuit, l’insomnie rampe sous mes paupières. J’entends le cri de l’arbre qu’on abat, des bêtes qu’on égorge, des femmes qu’on mutile. L’hiver des ombres givre ma pupille. Les roseaux penchent dans le froid. Les hommes pensent dans le vide. Cherchant les yeux fermés une oasis de lumière, je perds de vue le marchand de sable. Un chant lointain pourtant entrebâille mes yeux comme une ampoule qui clignote. La ligne d’horizon s’allume et s’éteint comme un néon blafard.
J’ai tant marché sans voir la ligne d’horizon, je me suis mis debout sur mes propres épaules. J’ai craché sur la route pour me sentir en vie. J’ai jeté aux oiseaux mes dernières miettes de rêve. Je voudrais retrouver la tolérance des crapauds et les elfes cachées sous les chapeaux phalliques. Je ne comprends pas la folie des grandeurs. Avec si peu, on est plus proche du bonheur. Il est difficile de parler d’un verre d’eau. On a si peur de la simplicité. Le pain que l’on émiette se transforme en oiseaux mais qu’en est-il de l’or qu’on transforme en monnaie ? Il fait des bombes et des canons. Je préfère l’or des blés et l’or des cheveux. Je préfère l’or des foins à la foi du veau d’or.
Je vis de hasard et de mots dans le bazar des sentiments. Je vis d’eau fraîche et d’espérance dans le jardin qui brûle. Je meurs d’humanité quand l’enfance fait l’homme et brise ses jouets dans un accès de rage. Derrière la femme qui se tait, il y a un homme qui se hait. Je ne trouve plus ma tête mais ma bouche parle encore. Je ne sens plus mon corps mais mon cœur bat toujours. Je vis dans un lieu retiré, oublié du monde. Une lézarde grandit dans ma cage thoracique. Au fil de la plume, je recommence l’oiseau, le poisson, le soleil. Je fais les poches du temps pour retenir le feu.
Vers la fin de l’hiver, la neige est illisible. De grandes flaques noirâtres effacent les syllabes. Le soleil lui-même égare son visage parmi les fondrières. Ça ne sent pas encore les fleurs mais le poil mouillé, l’urine et les vieux os. Les ombres se rameutent et poursuivent le vent dans la rumeur laineuse des nuages. La frontière est poreuse entre la terre et l’eau. Parmi les beaux nuages bleus mimant des fesses et des mamelles, un vieux nuage gris montre ses dents jaunies.
Le Richelieu de mon enfance traverse ma mémoire comme une cantate de Bach, une berceuse de grand-mère, un cerf-volant perdu, un nuage en sourdine. Ses vagues me visitent à chaque fois qu’il pleut. Je vais mendigotant des mots comme un clochard céleste. Ils ne sont pas de ceux dont on fait des récits. Ils vivotent comme ils peuvent au milieu des affiches. Je m’éveille dans mes bras comme un homme étranger. Assis sur mes genoux, je rame avec les mains. La barque des paroles traverse le silence. Des mots d’enfant barbotent dans l’eau muette. J’ai rentré mes pieds et mes mains dans ma phrase. Est-ce ainsi que l’on médite ?