Kaleidoscope
Le sommeil n’existe plus pour moi, ni la veille d’ailleurs. Je vis dans l’entre-deux. J’ai arraché depuis longtemps les aiguilles de l’horloge. J’ai la tête pleine de mots comme un kaléidoscope. Les phrases se défont et forment d’autres phrases. J’ai beau mettre des parenthèses, rien ne tient. Rien n’éclaire le soleil. Le feu et l’air s’étreignent pour survivre.
Certains mots se suicident avant de voir la page. On reste dans le vide, la bouche grande ouverte. On dépose sa tête où l’on peut, sur la table ou le ciel, sur la branche d’un arbre ou le bras d’une chaise. Je ne sais plus chanter l’antiphonaire des oiseaux, le silence des pierres, le murmure des sources. Je reste sur la rive à surveiller les vagues, à compter les étoiles, à mordre dans le vent.
Je ne trace aucune route. J’ai les jambes à tâtons sur le bord des fossés, des yeux de bric et de broc dans un livre d’images. Je cherche trois fois rien, une moitié de sourire, une poignée de main, le salut d’un oiseau, le bruit d’un pas sur le gravier, une touche d’herbe grasse. Qui s’intéresse encore au sort des cailloux, à l’herbe des déserts, au secret des lisières ? Une force fragile retient l’homme à sa vie. C’est elle que je poursuis parmi les maigres feux, les outils et les mots. Les moindres anomalies attirent mon regard. Elles sont comme le silence qui soutient la musique, les terrains vagues où poussent des fleurs inconnues.
Il n’y aura jamais assez d’étreintes. Je dois ma vie aux femmes. Je dois ma vie aux mots. Ce sont les mères qui nous apprennent à parler. Toute parole est une langue maternelle. Les mots sont des cadeaux dans les bouches d’enfant. Le plus juste s’y mêle au goût des menthes fraîches. Le vent respire dans les mots comme au creux des talus. Comment la vie tient-elle ensemble la montagne et le chat, le brin d’herbe et l’avion, la fleur et le fusil ? Il faut prêter l’oreille à la voix des pétales, à leur flétrissement. Un seul arbre contient toutes les forêts magiques. De l’âpreté des pierres jusqu’au sang des rivières, de la sève des racines jusqu’à la chair des fruits, la vie poursuit sa route. Il arrive qu’on s’y casse les dents sans trouver le noyau.
Il y a des mots qui traversent les choses et ramènent leur âme à la surface des pages, la hauteur des falaises, la senteur des algues, la force des granits, la petite gloire des herbes, l’entêtement des épines. Une gorgée d’imaginaire désaltère la nuit. Les yeux dépassent la vision. Ils trouvent des images bien au-delà du vu. De ses doigts mutilés, l’homme dessine encore sur les parois des grottes, en mémoire de demain, d’hier et d’aujourd’hui. Je trouve mon élan dans le courage de la sève. Comme les Amérindiens, je marche les pieds nus sur la terre sacrée. Pour eux, chaque fleur est une «apparition». Chaque pluie annonce la naissance.
Le tonnerre et l’éclair ne se consultent pas. Ils marchent de concert. Ils font l’amour au milieu de l’orage. Les toiles d’araignée, aux fils si fragiles, ont résisté aux villes. Par le fait même d’écrire, je tisse entre les hommes une laine inconnue. Elle réchauffe le cœur dans cette Babel atroce. Elle apaise la peur devant l’éternité. Pour atteindre l’oreille, la parole se hisse sur les talus de l’air. Elle fait comme les ronces qui protègent les mûres. Elle traverse les murs par d’étranges fissures. Le refuge des taupes porte aussi sa lumière. Dans son humble pays, un petit peuple d’herbes n’érige pas de frontières.
À l’école des blés, la plus petite graine fait son devoir de vie que les saisons corrigent. En prévision du froid, l’or étale des feuilles cicatrise la terre. Le lichen grisonne sans entamer la pierre. Le poivre vert des menthes tient tête aux odeurs de gasoil. Sur le sein de la terre, de minuscules fleurs résistent aux pas de l’homme. Dans la main qui arrache, l’herbe repousse déjà. Elle mange les talus qu’on oppose à la vie. Elle abrite l’insecte du fracas des autos.
Dans les villes rasées, l’herbe a tôt fait de recouvrir le piétinement des bottes et les éclats d’obus. Portant la vérité dans son humilité, elle n’a guère changé depuis les premiers temps. Les mots aussi ont la résistance de l’herbe, la persistance du lierre, la pertinence du soleil, surtout les plus futiles qui s’éloignent des codes. J’aime la poésie, c’est un travail de pauvreté. Elle est riche du manque où elle trouve son tout. Je veux tenir debout comme la tige d’une fleur, respirer l’absolu par le pistil du cœur. La virulence des bourgeons donne la paix des fruits.