Je vis comme je rêve
Quand j’écris, je me transforme en ronces, en ruisseau, en musique. Le vent transporte mes voyelles comme des grains de pollen. Mon corps se métamorphose en lotus. Je monte des escaliers interminables, des marches de nuages. Je me croise parfois entre deux gouttes de pluie. Il n’y a plus de semaines mais des couleurs nouvelles. Il n’y a plus d’années, plus de montre, plus de temps. Des lanternes magiques s’allument dans mon ombre. Il coule de l’encre dans la tige des fleurs, des mots en forme de vagues, des syllabes de miel, des images en laitance. Je nais entre mes lèvres. Je vis comme je rêve. La vie, la mort, le passé, le futur, tout se mêle au présent.
Éblouis par le strass et l’éclat des néons, même les anges s’égarent dans les couloirs des villes. Trempées du sang des hommes, leurs ailes s’ankylosent. Ce que j’écris pour moi, je le vole au silence, l’avoine de la pluie à l’auge des étoiles, les chevaux des nuages dans l’écurie du ciel, le fleuve à son écho qui dévore les rives. Je traîne dans mes pas tous les pas de la route. Tous les mots que je vole, je les rends à chacun, mes phrases qui galopent sur un cheval aveugle, les grelots du rêve qu’agite le sommeil. Quand il cligne des yeux en tenant son enfant, il m’arrive de croire à la bonté de l’homme. Il suffit d’un baiser, d’un sourire, d’une fève qu’on écosse, d’une bille qui éclate, pour retrouver la source. Le matin se fait beau dans le miroir du ciel. Arrachant ses chaînes, la marionnette humaine s’agite à fleur de peau et réclame son âme.
Dans ce temps où tout s’uniformise, où l’on remplace l’absolu par un fantastique de pacotille, la différence de chacun se réfugie dans le rêve. J’écris comme je rêve. Je dors toujours un crayon à la main. Je prolonge la vie en semant des voyelles. Il n’y a rien qui meurt. Le fruit est toujours la fleur de sa pourriture. Sur l’humus des pages, je laboure l’infini d’un crayon de lumière. Les pommiers sont de vieux paysans aux épaules voutées. Les bras chargés de mille floraisons, leurs mains ridées offrent des pommes neuves. Les apparences importent peu aux chevreuils en rut. L’homme qui marche en rêvant, l’homme qui rêve en marchant, se rencontrent toujours au seuil du silence.
Il y a des villes peuplées de nains et de bossus, des livres que l’on ouvre pour regarder la mer, des toiles qui réchauffent au milieu de l’hiver, des images plus vraies que le sang des blessures. Dans la réalité, tout ne correspond jamais vraiment. Dans le puzzle du monde, les pièces ne s’emboîtent qu’à moitié. Lorsque je marche en rêve sur une île déserte, mes pieds ont la conviction du sable, mes mains sentent la mer, mes regards font des vagues. Lorsque je cueille des roses de papier, il m’arrive de me piquer sur les épines de l’encre.
Où sommes-nous vraiment ? Sommes-nous ce visage ou le masque d’un autre ? Je ne sais rien du réalisme. Je ne pose pas de briques mais des images sur le vide. Je sème un arbre sur la page. Je cherche à agrandir la vie. Je n’imagine rien, je vois. Si je croyais en Dieu, ce serait un dieu en constante formation, ce serait le grand oui qui nous permet de vivre. L’émerveillement d’écrire me redonne mon âme.