Sans visage

Publié le par la freniere

Dans les villes aux files interminables, les gens se reconnaissent par le dos. On ne voit pas les yeux pleurer ni les lèvres sourire. On ne voit pas les lignes de la main mais les petites coupures. D’ailleurs, qu’importe leur visage, croyant se distinguer par la couleur des monnaies, ils se ressemblent tous devant un guichet de banque. On ne voit pas les yeux mais la couleur des robes. On ne voit pas les causes mais l’effet. On ne voit pas plus loin que le temps des horaires, que l’espace des rues, que l’idée de l’amour à la télévision. Les financiers, depuis longtemps, ont fait les poches du rêve. Les choses ont leurs limites que l’homme s’approprie. Il ne va pas plus loin que ne vole un avion. Il ne voit pas le temps mais ses produits en vrac. Il ne voit pas l’espace mais les itinéraires. Une Leica au cou lui sert de mémoire. Il a plus de photos qu’il n’a de souvenirs.

Je cherche la bonté. On ne sait déjà plus que ce qui manque à l’un manque à tous, que la clocharde qui gèle a les mains d’une mère, que l’enfant qui a faim rêve d’un cerf-volant. Quand la parole se retire, je perds pied sur la route. Je cherche la lumière dans les dessins d’enfant, le sourire des heures et l’étonnement de vivre. Les mots qui viennent du cœur sont le courage du regard. Ils voient derrière les choses les premières comètes. Ils disent le verger par un pépin de pomme, la mer par la pluie, la table par le pain.

Lorsque la nuit est seule, je lui tiens compagnie. Elle m’apprend à parler avec une voix guérie par les blessures. Elle m’apprend à marcher avec les pas qui manquent. Je m’approche des phrases en égaré. Mes mains s’accrochent aux mots du crayon de leurs doigts. J’accompagne le brin d’herbe au bout de l’infini. J’offre mon pas aux routes abandonnées, mon épaule aux oiseaux, mon bras aux ombres qui se cherchent. On ne parle jamais seul. Il y a toujours une pierre, un arbre, un insecte pour comprendre, le vent pour écouter, une cigale pour répondre en chantant.

Dans les villes, le poids du silence rend sourd. Il est peuplé de bruit, de fureur, de vide. On n’entend plus la lumière des arbres, le chuchotis des fleurs, le murmure des pierres. Les hommes détruisent l’air en construisant des murs. Ils croient mater le vent mais réveillent l’orage. Ceux qui prient sans pudeur ne connaissent pas le ciel. Il leur faut un veau d’or. Le peu qu’on donne aux vagabonds vaut plus cher que le palais des riches. On a tous dans la tête une bibliothèque. On en sort quelques livres, à peine quelques pages, une phrase à la fois. Quelques voyelles parfois se rendent jusqu’au cœur.

Les yeux qui nous regardent, on ne les voit jamais dans ceux qui nous regardent. Je n’ai rien appris sur les bancs d’école. Penché sur mon cahier, j’écrivais des chemins, des nuages, des blés. Chaque mot était un clou, une feuille, un caillou. J’ai assisté plus tard au colloque des vents, au séminaire des oiseaux. J’apprends à chaque jour la dictée des saisons, la syntaxe des fleurs, la grammaire des vents. Je touche les racines. Je respire le ciel. Je ne cherche pas ailleurs ce que je trouve ici. Nous portons un ailleurs au plus intime de nous, un anneau de Saturne au doigt de l’âme. La lumière sème en nous des milliards d’atome qui se cherchent et se trouvent.

La neige espère la neige, mais qu’espèrent les hommes ? Le temps porte le temps, mais qu’apportent les hommes ? Ma voisine n’attend jamais de lettres, mais elle attend le facteur pour lui faire un sourire. Les hommes seront beaux quand ils feront comme elle. J’écris pour tous ceux qui ne se savent pas écrire, comme un arbre fait ses feuilles à l’aide du soleil. La terre sait toujours quand une fleur la désire. La nuit, lorsque les petits bras des fleurs referment leurs pétales, elles rêvent de soleil. Perdu dans la forêt, le sourire d’un seul arbre me suffit pour retrouver ma route, le rire d’un oiseau, la moquerie d’un merle. Chaque brin d’herbe donne au sol des raisons d’espérer.

Pour bien des animaux qui vivaient librement, les hommes ne sont que des barreaux. L’âme d’un chêne sert d’appât aux fabricants de cercueils. Je retiens la pluie par le bras, le soleil par la peau, la parole par l’oreille. Je pleure pour de l’eau comme les trous du désert. De quel temps parlons-nous quand nous parlons du temps ? Il manque des heures sur les calendriers. On les retrouve dans les mots habillées d’infini, dans le hamac du rêve, dans les yeux d’un enfant. La vie se remplit peu à peu. Il y a trop de gestes vains. Le rêve ratatine pour leur laisser la place. Il n’y a plus de centre mais la glu des monnaies où tout le monde reste pris. Le pépiement des ondes étouffe depuis longtemps la voix des sourciers. On ne cherche pas l’eau mais le profit. On ne cherche pas la chaleur mais à vendre le feu. Les mains s’avancent comme des torches vers la paille des gestes.

Je viens sûrement de l’eau, de l’air et du feu. Je ne viens pas des mots mais je m’en sers pour façonner l’argile, pour ouvrir une porte, pour dessiner la route. Mes mots sont une brouette, une besace, un linteau. Je ramasse de tout pour construire une page, des bouts de bois, des cris d’oiseaux, un village, un ruisseau, un os de reptile, un œuf de rêveur, une caisse à outils, quelques feuilles dans un arbre, quelques gestes dans un bras, quelques restes d’hier, une poignée de terre, une poignée de main. Le fou rire est comme une aile d’oiseau par où le temps s’ébroue. Il y a de tout dans un rire, des larmes et du bonheur, une femme, des enfants, des mots qu’on n’a pas dits, des gestes qu’on fera, des rêves qu’on répare.

Mon crayon est un oiseau qui chante. Son bec sur la page picore l’absolu. Quand on écrit, on monte un bateau pour défier le gouffre. On vit dans les nuages sans perdre ses racines. On ouvre la main pour que l’oiseau s’échappe. On parle du soleil au milieu de la pluie. On cherche la bonté dans les gestes de l’homme, un simple petit os pour soutenir le ciel. Je n’ai qu’à faire un pas pour me perdre. Je n’ai qu’une phrase à dire pour me trouver. Quand la source est tarie, un insecte trouve l’eau. Je le suis mot à mot.

Publié dans Prose

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