Du proche et du lointain
Les vieux mots pendus au porte-manteau, cachés sous un tas de guenilles, j’en retaille le cuir. Je le fais briller au cirage du cœur. Être le pion sur l’échiquier, j’avancerais comme un fou à cheval sur la reine. Je ne sais pas marcher sur une ligne droite. J’ai toujours un pas qui dit merde à la route. Je n’ouvre pas la bouche quand je croise les hommes. J’aime parler aux bêtes, aux fleurs, aux cailloux. Il faut du proche et du lointain pour faire pousser un arbre, du fragile et du fort, du soleil et de l’eau. Si j’ai la tête dans les nuages, je l’ai aussi entre les pieds, les bras, les mots. Dans le pain que je porte, je sers la main du boulanger, je salue le semeur. Dans les mots que je dis, je remercie la vie. Je cours entre les lignes à la recherche d’un point, un point d’appui, un point d’orgue, un point de vue sur le ciel. J’embrasse d’une phrase le proche et le lointain, le silence et la voix. Je ne lis pas. Je lie d’une ficelle un bouquet de mots, la terre et les nuages avec un cerf-volant, les couleurs du cœur avec un arc-en-ciel.
La lumière est à tous. Pourquoi a-t-il fallu qu’on en fasse un marché ? En ces temps difficiles, la langue n’ose plus caresser les pétales, elle s’affûte au combat. Il y a entre les hommes comme le signe =, trop de zéros d’un bord, pas assez de pain de l’autre. Il me faudra compter en mots, refaire le calcul d’une équation rebelle. Rembourré de vêtements, d’étiquettes, l’homme ne s’emballe plus comme un cheval rétif. Il est un emballage. On le remplit de vide, de slogans, de sornettes. Personne n’a besoin de moi, mais ma parole peut-être réconforte quelqu’un, détraque les pendules, dessine sur le vide des routes imprévues. Ôtez toutes les choses, il restera toujours les mots pour les nommer. Ce que l’hiver est à l’été, la neige l’est au sable. Lorsque les fleurs se fanent, la terre en garde les racines. Les syllabes sont des graines dans la terre des pages. Quelques-unes suffisent pour rebâtir le monde.
Écales sans amande ou roses sans épine, ceux qui vivent sans vie devront mourir sans mort. Les abeilles portent un dard en même temps que leurs ailes. Le pollen pour elles n’est pas comme un salaire mais une caresse de la terre. Seul l’homme dilapide le réservoir de vie. Il a tué l’espoir en faisant du profit. La porte qu’on franchit, le temps aussitôt la verrouille. Ôtez-moi tout, mais laissez-moi les mots, le rêve, l’infini.