La musique des yeux

Publié le par la freniere

J’ai pris longtemps l’enfer pour un paradis. Quand les verres étaient vides, j’y buvais ma nausée. J’étais dans la soif et la faim. La longueur de mes bras mesurait mon absence. J’avais les doigts ennemis de mes mains, les pieds tapis dans leurs souliers. Ma peau fuyait ma peau sous la chaleur des seringues. Je courais après ma queue comme ces chiens aimant les roues, ce geôlier jouant avec ses clés sans une porte à ouvrir. Mon cou n’a plus rien du goulot de la bouteille. Mes veines trouées ont craché leur venin et retrouvé l’azur, le goût de l’eau dans le corps du jardin. Mes mains se nourrissent de gestes au goût de pomme. Il faut éteindre la bougie pour voir dans la nuit. Tout ce qu’on laisse derrière soi finit par nous rejoindre. Le raisin continue de mûrir sous la peau du verre. Les planches des cercueils se souviennent des racines. Là où meurt un ami, il faut vivre avec lui, emprunter son silence pour en faire des mots.

Les larmes sont la musique des yeux. Il y en a qui pleurent comme Mozart. D’autres jouent du tambour sur la peau des paupières, de l’archet sur les cils, de la couleur dans la nuit. Chaque pleur est une note. Le sel en est la clef sur la portée des joues. Le feu de l’utopie ne laisse pas de cendres. Il ne s’éteint jamais. J’y brûle mes poèmes. Nulle boisson n’étanche vraiment la soif. Nul pain ne rassasie le rêve. J’ai une écriture penchée pour tordre ce qui est droit. Malgré les apparences, aucun mot ne ressemble à un autre. Le sens s’habille comme il veut sur le grand corps du monde. J’appréhende le pire quand la terre prend la forme d’un homme. On ne sait jamais s’il étrangle ou caresse, s’il ment ou se laisse vendre, s’il donne ou bien reçoit. Je ne comprends pas plus les mots que les arbres mais je leur fait confiance.

Derrière l’écran des apparences, j’ai croisé plus de routes fermées que de maisons ouvertes, plus de soldats que de poètes, plus d’enfants devenus vieux que de vieillards restés jeunes. J’ai fait un trou dans le paysage. Des mots grandissent à l’intérieur. J’ai fait une demeure de nos pas, un jardin d’images de nos yeux, de la lumière qui nous manque une route vers l’homme. Je ne refuse ni la source ni la poussière du monde, ni le feu ni la cendre. Je refuse ce qu’on en fait. Du bout de l’horizon, je cogne contre la vitre avec un bec d’oiseau en forme de poème. À tout hasard, j’ai caché des larmes dans l’arsenal du soldat, des balles à blanc, des poèmes, des souvenirs d’enfance. J’ai mis des mots d’amour entre les pages des missels.

Le fleuve érode lentement les rives mais la source grossit. Il ne faudrait pas perdre la trace de la sève sous l’écorce du bois ni le chant des oiseaux dans les arbres sans feuilles. Un pissenlit cherche sa terre au milieu du béton. Un chevreuil s’empale sur un bumper d’auto. L’espoir sous sa coquille de verre n’arrive plus à éclore. Où allons nous, que cherchons-nous dans les bras des questions ? Est-ce de ne pas savoir où commence le monde que l’on voudrait sa fin ? Nous ne sommes pas faits pour le calendrier mais la lumière de l’instant. Chaque visage porte un masque à même l’ossature. Chacun se perd dans le désir d’être ailleurs. C’est à peine si les doigts communiquent à la main l’appétit des caresses. On a laissé le vide prendre la place de l’amour, le cœur à l’abandon et l’espoir en suspens.

Au milieu du silence, les mots marchent encore. Leurs pas éclairent le chemin. Des yeux du bouleau à la forêt des mots, les étagères croulent sous le poids du papier. Un jour ou l’autre, malgré les cages et les pots de terre, toutes les fleurs se mettent à voler. Des milliers de petites choses donnent à la vie son sens. J’ai entendu un arbre sérénader le ciel, une vague courtiser un galet. J’ai même vu des outils se parler en oiseau, un marteau se faire ami des clous, des tanks refuser d’avancer, des colombes enseigner aux vautours, des chameaux attablés dans un bar, des aveugles allumer la bougie qui manque aux voyants. Quand le sang circule dans les doigts de l’espoir, c’est pour donner la main, l’accolade, le pain.

Publié dans Prose

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