Un poing de plumes
Je n’ai plus de visage mais les traits d’un stylo, le sang de l’encre dans les veines. Exilé clandestin sous mon scaphandre de peau, je me creuse un passage dans les déchets de la vie, quitte à passer tout droit. J’écris avec la peur, les bruits du silence, les trous de mémoire, la peur de tomber dans le trou du souffleur. J’écris à fleur de peau, à tire d’aile, accroupi sur le rêve. Certaines nuits, la mort se glisse entre les couvertures. Elle vient sonder le corps. On plonge dans son rêve pour camoufler sa peur. Le point du jour nous trouve en position fœtale, avec des bras d’enfant qui s’accrochent à la vie. Je m’éveille au milieu des mots. Je décris la mer avant de m’y baigner. Je dessine la route à partir d’un banc. Les pattes de table imitent la croissance des arbres mais n’atteignent jamais la hauteur des feuilles. En multiple de quatre, elles soutiennent la page où je me penche pour écrire.
J’entends la voix des meubles dans la chambre du rire. Les choses qui nous parlent abandonnent leur rêve et le donnent au silence. J’ouvre les yeux pour m’attacher au monde. Je m’accroche au cordage des mots. La route me libère. Je m’allonge en marchant. Je rejoins tous les temps, de la pierre à l’étoile. J’écoute les fleurs sonores du vent composer dans les feuilles des sonates à la vue. Elles se marient si bien au goût de l’eau. Il faut un seul crayon pour écrire des montagnes, des fleuves, des volcans. Il faut sa pointe pour percer les ténèbres, sa gomme pour effacer le malheur. Les racines de la pluie fécondent l’horizon. On ne marche pas sur l’ombre sans parler au soleil.
Je n’écris pas sur du papier mais les feuilles d’un arbre. Je n’écris pas avec de l’encre mais les vagues d’un ruisseau, les cailloux de la route, le cuir des souliers et le sang des blessures. J’ai replié les murs pour en faire une table. J’ai déplié les jours pour y mettre la nappe. Je marche sans boussole. À quoi bon des balises ? Chaque pas fait la route et la perd aussitôt. Je pars sans bagages. À quoi bon des valises ? Tout nous sera repris, des battements du cœur aux muscles du visage, la neige avec la pluie, la soif avec la source et le pain dans la bouche. Les hommes durs, les durs à cuire, les durs d’oreille peuvent être bons de l’intérieur. Il suffit d’un feu entre les hommes pour qu’ils se reconnaissent. La flamme d’une bougie éclaire le dedans.
Aucun banquier n’a encore réussi à m’imposer le respect. Au-delà de la guerre et des affaires, il y a des hommes indépendants qui rêvent d’autre chose. J’écris à fleur de terre, à ras du sol, des poèmes ruraux. Ils ont l’odeur désuète des vielles tables bancales et celle des orages qui éclatent en été. Je ne crois pas encore à la mort des gnomes, à la disparition des fées, à la fin des accolades. Les murs qu’on ne peut pas toucher font les pires prisons. Certains voyages ne sont que des départs différés. La pierre vient de loin sans qu’on la voie bouger. Quand le soleil se lève, le ciel regagne le ruisseau. Il faut parfois trébucher sur une pierre, se colletailler aux ronces. Les bêtes aussi meurent d’amour. Les arbres pleurent en silence. Laissez-moi peindre des cerises au milieu d’un pommier. On se construit de joies et de blessures, de rires et de larmes, de courage et de peur. Quand le printemps est lourd sur les branches, les oiseaux le relèvent de rapides coups d’ailes. Je préférerai toujours tomber d’une montagne que de vivre à genoux.
Le monde est bien trop plein de monde raisonnable. Il y a des gens qui vivent d’un jour à l’autre. Je vis d’une phrase à l’autre et d’une image à l’autre. La poésie n’est pas ce qui manque au chien mais ce qui manque à l’homme. J’ai commencé d’écrire sous l’impulsion des arbres et le conseil des oiseaux. L’écureuil des rêves se cache dans les nœuds comme les chats cherchent l’ombre à l’heure du midi. Il ne dédaigne pas grignoter le mot noix. J’écris toujours avec des mots en trop. Je trébuche dans ce trop sans perdre l’équilibre. Je grimpe de guingois la phrase pure d’une colline. Toutes les odeurs nous relient à la terre, de celle des racines à celle de la pluie. Ce que j’arrache à l’homme, ce que je prends de laine sur le dos des moutons, je le redonne en mots. Je me tiens sur la brèche. J’accueille l’inconnu. Je tends la main au paysage. Je redresse le cadre.
Se peut-il qu’aucun jour ne s’écoule pour rien, que les chemins perdus retrouvent leurs souliers, qu’aucun mort ne revienne cultiver son jardin ? Je dispose mes phrases sur la blancheur des pages. Je mets le feu aux mots et j’attends qu’ils flamboient. Des syllabes s’embrasent. Des voyelles crépitent. La peau du temps s’accommode des saisons. La mer se dessine dans le creux des rivières. Une graine devient blé, un arbre mort, une souche ronde et enceinte. Les mélèzes et les geais échangent leur pelage. Au ventre d’une grotte, une montagne accouche d’un torrent. Une fleur éclot en larme ou en sourire. Une simple étincelle tient tête aux ténèbres. L’enfance des oiseaux brandit son poing de plumes. Le monde redessine chaque jour son visage. Tout un état de vie se dégage des neiges. Je m’en remets à l’envol des oiseaux, à la course des nuages, à la saveur du monde, à l’incidence du rêve, à la dictée du cœur, à la graine en semence qui implore la pluie. Lorsque la vie et la pensée se rejoignent, le jardin ne fait qu’un avec la maison.