Une brèche
Si l’enfant grimpe aux arbres pour arrondir la terre, c’est à cause du rêve. S’il peut tenir debout sur le bord du vide, supporter le vertige, marcher sur du verre sans se couper les pieds, c’est à cause des mots. Si la douceur se cache dans le poing de mon cœur, c’est à cause de l’amour. On ne voit pas le monde par le trou de la serrure, on invente le ciel. Les années qui s’en vont en emportant la porte, nous marchons à leur place, traversant les soupentes, les greniers, les nuages. Nous nous interrogeons avec les yeux des autres alors qu’il suffirait de fermer nos paupières. La lumière, la nuit, ne vient pas de la lune mais des volets tirés, d’une brèche à l’intérieur de soi. Il manque toujours une marche au bout de la vie, la première.
Je gosse le bois des mots pour meubler le silence. Le trésor enterré au pied de l’arc-en-ciel, ce sont les ailes d’Icare, les images qu’enfant je ne comprenais pas, le rocher de Sisyphe qui ne pèse plus rien. Le blanc du poème est comme une chaise vide attendant l’invité. Une syllabe inaudible, une étoile sous la mer, une goutte d’eau sur la pierre, il était là, peut-être, le vrai début. Un petit violon dans une oreille, un poème à la bouche, je garde une main sur la poignée du cœur, entrebâillant l’amour, une autre sur le heurtoir du monde. Je promène mes mots sans laisse dans le bois. Entre deux épinettes, un monde sans mur révèle son visage. L’ombre de l’arbre a devancé les feuilles. Est-ce le paysage ou moi qui avons vieilli ? Je ne vois plus les jours à vol d’oiseau. Moi qui comptais les heures aux graines mises en terre, j’attends que le pain lève pour saluer le temps. Les jours de lessive, d’une corde à linge à l’autre, le vent sèche les larmes. Que m’importe qu’on marche sur la lune, le moindre pas sur terre est toujours le premier.
L’espoir étouffe dans une gangue de haine, de profits et de pertes, de produits et de chiffres. Je marche sur un fil agité par le vent. Je porte un peu de feu aux chantiers interdits, une braise dans la neige. Tout est allé si vite. La mer ignorait l’homme. On écoutait la terre et les oiseaux chanter sans craindre les sirènes. La parole roulait en vélo de silence. L’espoir vivait jeune sans craindre la camarde et l’usure séculaire. Les baïonnettes percent le costume des fleurs. Je préférais, c’est sûr, le beau temps des épines. J’écris assis sur une roche comme un vieil Indien fixant les âmes qu’on ne voit pas. Le cœur bat du tambour dans sa caverne de peau. À force d’écrire en cercles, mes phrases finiront par avoir du sens. Mes mots auront du cœur dans le tournis de l’encre.