Chroniques de mon quartier 2
Ce que je vois de la fenêtre au dessus de mon bureau, c’est un bout de la cour de récréation de l’école primaire du quartier. Autrefois, on appelait ça « la communale ». Deux fois dans la journée, j’entends les enfants piailler et s’agiter dans un drôle de ballet, ils crient comme des damnés, comme si leurs poumons paralysés pendant les heures de cours avaient absolument besoin de voir s’ils fonctionnaient encore comme des petits accordéons. Alors, vers 10 heures le matin et 3 heures l’après-midi, j’aime que les fenêtres soient ouvertes en grand, l’hiver comme au printemps, pour entendre les gamins exploser de vie. L’été, je m’ennuie d’eux. Je vois souvent la maîtresse des CE2, madame Baudrie, attendre son autobus au coin de la rue, lorsque je vais à la boulangerie Mâtin. Il paraît qu’elle n’est pas commode, et qu’elle a demandé sa mutation, le quartier étant beaucoup trop coloré à son goût. Nous, on respecte, après tout les goûts et les couleurs…
Les grands, eux, ils vont au lycée Jules Ferry, il accueille les élèves de la sixième à la terminale. Après la terminale, rares sont ceux qui vont en fac, d’autres sont admis en Bts, mais les plus nombreux traversent la rue et se rendent directement à l’Anpe, antenne Duclos
Dans la rue, il y a une sorte de petit caïd qui sévit, il s’appelle Djamel et il traficote un peu avec la bande de néofascistes du square Maurice Thorez. Tout le monde sait qu’il rackette les petits, mais personne ne fait ou ne dit rien, ça fait partie de la vie de quartier, il prend une dîme sur tout. Il traîne avec ses deux « gros bras » de treize ans et depuis qu’ils ont cassé la figure au petit Brahim pour lui chourer sa gameboy, plus personne ne les approche et surtout on ne voit plus un seul gosse se promener avec un jeu de valeur.
Puis, il y a les autres gamins du quartier, plutôt gentils, plutôt polis quoi qu’en disent les vilaines langues, ils s’entendent bien et s’échangent leur pockemons sans savoir de quelle couleur ou de quelle religion était l’ancien propriétaire. Il y en un que j’aime particulièrement parce qu’un jour il m’a rendu un fier service que je raconterai une autre fois, c’est Smaïn.
Smaïn, c’est un beau gosse, un très beau gosse. Comme son nom l’indique, il vient d’un pays arabe, pas lui directement, plutôt sa famille. Il est ce que les gratte-papiers appellent un immigré de la troisième génération. Mais il n'a migré de nulle part, Smaïn, il est né en France, en région parisienne, à Bagnolet pour être précis. Ses grands-parents sont venus d’Algérie, juste après la guerre du même nom. C’étaient des Harkis, aimés ni dans leur pays, ni en France. Lorsque l’Algérie a acquis son indépendance, il n’était pas question pour eux de repartir là-bas.
Smaïn, il a l’accent des banlieues, lui qui n’a pas connu Bab el Oued. Il sait plein de mots arabes qu'il tient de ses grands-parents et de ses parents (c’était le seul moyen de communiquer avec sa grand-mère qui, elle, ne parlait pas un mot de français). Quand il trouve quelque chose à son goût, il dit c’est « le kif », quand il plaint un mec du quartier, il l’appelle « meskine » (le pauvre), il connaît par cœur une quantité d’insultes qui mêlent l'ascendance de votre mère, votre père, le cochon et le chien. Il est, comme il se décrit lui-même, « chbeb » (beau). Ses boucles brunes qu’il entretient avec du gel « effet mouillé » font littéralement craquer les filles. C’est un vrai prototype du bellâtre oriental : un regard sombre de velours, un teint doré et mat. Ses mains parlent plus vite que sa bouche et quand il s'adresse à des filles, elles deviennent des papillons qui, en douce, frôlent leurs épaules, leurs bras, et même leurs fesses. Elles le laissent faire. Même moi, je le trouve séduisant et je n’ai aucun goût pour les garçons.
Sa mère le surveille d’un œil jaloux, et lui il surveille ses sœurs comme le lait sur le feu. Faut dire qu’elles sont belles elles aussi. Ses soeurs, c'est un cheptel sacré. S'il surprend un regard un peu oblique posé sur eux, il s'empresse de le redresser, à coups de poing si les insultes ne suffisent pas. Il peut être dangereux, Smaïn.
Smaïn, il est non seulement beau, mais en plus il est brillant. Il réussit au lycée et ça, ça épate tout le monde. C’est un génie des maths. Il lui arrive de faire les démonstrations à la place du prof. Il n’y a pas qu’en math qu’il est fort. C’est aussi un génie du dessin. Il crée des BD qui circulent dans son bahut. Il les vend pour se faire un peu d’argent.
Mais ce qu’il y a de mieux chez Smaïn, c’est son rire. Un rire sonore qui secoue l’air alentour. Un éclat de rire de lui, et c’est un éclat de bonheur qui se propage comme une onde.
Un jour, il lui est arrivé une sale histoire. On l’a accusé de vol avec violence sur un garçon du lycée. Quatre flics sont arrivés chez lui un matin. Sa mère, une petite bonne femme boulotte, comptable dans une grande surface du coin était complètement affolée, ses sœurs piaillaient partout dans la maison. Seule Djamila, l’aînée a gardé son sang-froid. Elle a voulu tendre à Smaïn son sac pour qu’il puisse aller au bahut, mais les flics lui ont dit : « pas la peine, il n’en aura pas besoin de si tôt ». Ils l’ont menotté et embarqué sans aucun ménagement. Il m’a raconté, mais beaucoup plus tard, que le garçon agressé l’avait reconnu sur des photos de classe qu’on lui avait données, puis lorsqu’il a vu Smaïn, il a dit que ce n’était pas lui. Smaïn est quand même resté 24 heures en prison, avec les clochards et la racaille, ça puait là-dedans, tellement qu’il a vomi une partie de la nuit et qu’on l’a emmené à l’hôpital pour voir si tout allait bien. L’infirmière lui a demandé : « tu prends de la drogue ? » Il l’a regardée avec mépris : « non ! »
Il n’a même pas répondu. Smaïn dit qu'il a besoin de tous ses moyens pour se tailler une place dans le monde. C'est pour ça que la drogue, il n'y touche pas.
Puis lorsqu’il est sorti de l’hôpital, on l’a emmené chez le juge et c’est là qu’on lui a dit qu’il était libre, qu’on avait arrêté le bon type.
-Mais, tu comprends rien ma parole ! Arrête de vivre dans tes bouquins et ouvre les yeux ! Tu vois pas ? Je ne suis pas un vrai « céfran », et même si j'ai le potentiel pour avoir un jour la médaille Fields, je ne le serai jamais. Les keufs, ils m’ont appelé « le petit rebeu », et ils m’ont dit que de toutes façons, maintenant, j’étais fiché !Sa voix contenait une mer démontée de colère.
Fiché. Ça voulait dire que même s'il avait été innocenté cette fois, "on" s'attendait à ce qu'il glisse. Benjamin a répondu un peu bêtement :
C’était la première fois qu’on le voyait dans cet état, lui, Smaïn-le-magnifique, gaulé comme une baraque, respecté par tous dans le quartier, il est rentré chez lui, piteux.
Ils sont comme ça les gosses de mon quartier, comme tous les autres mais très différents.
Michèle Menesclou