Keep of the grass
Croyant la terre à tous, les Indiens ont signé des traités d'arrêt de mort. Ils ont dompté tous les cours d'eau et les rapides Lachine avec un aviron mais n'ont pas navigué sur le cours de la Bourse. L'humanité pour les marchands se divise en clients. Pour les Indiens, elle est une fleur dans jardin immense. L'écorce des canots aura servi de papier pour la paperasse légale, les dossiers qui s'empilent, les promesses trahies par le gouvernement. Ils squattent sans eau sans électricité sur le bord des barrages. Eux qui vivaient en rond se cognent le front au coin des bungalows. Parqués dans des réserves, leurs enfants se suicident en sniffant du pétrole. On est loin des slingshots, des tire-pois et de la guerre des tuques. Les parapluies ne remplaceront jamais la danse du soleil. On ne met pas en banque les reflets de la lune.
Les moineaux de la ville picorent à crédit. Les plus belles fleurs de plastique ne connaissent pas l'ivresse ni le printemps ni le parfum. On décime la forêt pour imprimer la haine. N'en restera bientôt que le bois des potences. On y pendra l'espoir et les derniers poètes. L'homme cueille tout sans rien rendre à la graine. Il prend tout ce qui pousse sans rien laisser à la terre. Le sol se fatigue. Les érables rabougrissent. Les caribous rapetissent. La peau transparente de la mer se noie sous les tatouages du mazout. Du colporteur de bible au porteur de médaille, l'homme n'a pas compris qu'on ne mate pas la terre en égorgeant l'oiseau. Les pierres, les sources, les forêts n'ont pas besoin de lui mais il a besoin d'eux. À l'école buissonnière, je compterai toujours de zéro à zéro. Pourquoi mettre des chiffres sur la beauté des roses, un prix pour chaque chose, une croix sur l'azur ? Il y a tant d'amour inemployé. Si les travailleurs quittaient leur job et s'y mettaient, il y aurait moins de bombes, moins d'autos, moins d'argent pour emmerder la vie et faire mal aux enfants.
Il n'y a plus de chênes par ici. Ils ont fini en mat de misaine au temps des négriers et des pirates à voile. Les grands ormes sont morts eux aussi, cloués sur les statues d'église et les murs des couvents. Les érables perfusés perdent leur suc. Les tamias courent le long des tubulures et tètent les dernières gouttes de sucre. Sur les parterres anglais, les termites ont rongé tous les Keep of the grass et nous ferons pareil des perches de clôtures, des tables de la loi et du bois des matraques. La table est mise, le pain est chaud, mais la vie n'est pas là. Le cœur n'a pas suivi le geste, la chair le cerveau. La chaise restée veuve a brisé son assiette. Il y a des traces de pas mais les pieds sont absents. Je devrai me contenter de jouer aux cartes avec une ombre. Penché sur une page où plus rien ne s'écrit, la moindre tache d'encre me paraît une offense. Un pétale sans fleur est un poète privé de mots. Enterrée dans la glaise d'un cri, la parole cherche ses racines, ses mots en feuilles, ses branches de voyelles. Aux trains qui vont à l'heure, je préfère la route qui s'égare, au chèque en blanc de l'homme le fumier des chevaux, aux records à la perche l'entêtement du saumon à sauter les barrages, aux flics sur les dents mon chien sur les talons.
On ne trouve pas le bonheur au milieu des icones. On trouve des idoles, des femmes sans parfum, des lèvres virtuelles. On perd sa langue et la salive des mots. Tout le monde est à vendre, des souvenirs d'enfance aux couches de vieillards. Je t'aime n'est plus qu'une binette qu'on clique du bout des doigts. Dans l'espoir de saisir une main qui se noie, la moindre vague nous emporte. Nous coulons corps et biens derrière les apparences. Nous devenons étrangers. On chatte avec le bout du monde sans même connaître son voisin. On n'entend plus japper le bonheur à la porte, les mains de la tempête ni les jeux des oiseaux. On enterre sa mémoire au fond d'un disque dur.
L'homme a remplacé le silence des visages par la parole des masques, la soif d'infini par la pornographie, l'âme des choses par le prix des objets, les doigts de la caresse par la main d'un robot. On nous fusille de mirages comme du plomb dans l'aile des palombes. Les bêtes apprivoisent la vie sans lui servir de guides. Les mêmes branches séparent et unissent les fruits. La terre donne à manger. Le bois donne à chauffer. La rivière donne à boire. L'homme prend tout sans rien rendre en retour. Il ne sait faire que de l'argent. Il fait les poches du printemps, la peau des bêtes, le portefeuille des forêts, la banque de la mer. Que fait-il pour la menthe, la sauge, la fauvette ? Des millions d'espèces disparaissent à chaque heure. Des enfants meurent de faim sur le bord d'un jardin. Il n'y a plus rien à croire. Les fruits meurent avant que de mûrir. Il y a entre l'homme et la source un océan désert. Je renonce aux routes tracées d'avance, aux genoux gris des orantes, aux paroles trop blanches. Il faut que passe encore du vieillard à l'enfant le premier feu des grottes. Je veux saisir l'éclair du bout des doigts. On ne choisit pas ses racines. On s'en libère comme un arbre s'approchant du soleil. La liberté n'existe pas sans le désir d'aimer.