Il fait beau sur la page

Publié le par la freniere


Il pleut dehors. C'est l'orage et le vent. Des doigts d'éclairs soulèvent le chapeau des nuages. Il fait noir tout à coup. Le temps s'est arrêté. La pluie éteint ses phares. Le film s'est cassé. La radio se confond aux vagues de la mer. Les gestes sont figés comme les acteurs d'un film prisonniers de l'histoire. La foudre vient mourir dans les bras du silence. Les mots n'habitent plus le sens mais l'image des mots. Le temps se défait, image par image. Le paysage disparaît sous le compas des géomètres. Le vent frappe à la porte. Il ne veut pas rester dehors. Il m'apporte des mots en échange d'un feu. La pluie est là aussi, debout et lisse. Je coule entre ses bras, de la veille au sommeil. Les fantômes voyagent de la cave au grenier. Je les entends gratter le sol avec des souliers morts. Je n'attends pas la fin mais la faim du poème. La nuit s'enroule autour des meubles. Je tire sur les fils d'araignée pour en faire une pelote de rêves. J'affûte mes crayons de couleur. Je cherche le soleil à chaque étage du cœur, au fond des garde-robes, dans les trous des souliers. Les escaliers ont mis leurs ailes pour aller plus haut. Les fenêtres ont des regards espiègles. Elles envoient des baisers aux corneilles qui passent. L'énergie des abeilles embrase les jardins. Il fait beau sur la page malgré le mauvais temps. Il fait toujours plus beau en sandales de cuir même si les phrases boitent. Il fait toujours plus chaud sur la paille des mots. Le soleil fait sourire les vitres. Les sauvagines à tire-d'aile, les sauvageons des arbres, les fleurs sauvages à plein pétales artisanent les champs. Le ciel tombe du ciel comme une pluie d'étoiles.

Dans la rumeur du monde, je marche sans boussole vers un but inconnu, parmi les mots sans écriture, les peintures à l'aveugle, les rêves sans nuit blanche, les trop tard, les trop tôt, les verbes sans jamais, les espoirs en chantier. Le vol des oiseaux mémorise le ciel. Chaque phrase recommence le monde par une vague, une voyelle, une épaule. Elle marche avec des ailes sur la terre piétonne. Elle ne compte pas les jours mais les amélanchiers, les bleuets, les merises. Elle n'écrit pas la mer mais les bouscueils, les ramas, les rompis. Elle délace les arbres de leurs souliers de glaise. Elle prénomme icelui, icelle ou bien ceux-ci. Elle avance à quatre pattes dans la boue détrempée mais brode à nos oreilles la dentelle du vent. Elle sort de ses gonds, arrache les cadenas, réveillant l'âme des départs. L'infini cherche ses lèvres au bord des mots, une bouche au silence, le cœur au bord des lèvres, le souffle de la forge, la magie des images, le mirage des mages. Comment se souvenir quand le lichen efface la mémoire des os ? Sur les plats-bords du temps, mes mains s'accrochent aux planches de salut. Dans ce nord sans aiguille sauf celle des conifères, ma voix s'empare de la bouée du sens. Je marche avec les phrases comme des souliers de mots, comme un oiseau se branche dans le grand nid des feuilles, comme un cœur en émoi qui bouscule sa cage.


Publié dans Prose

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