La nuit veille

Publié le par la freniere


Je ne sais plus si je veille la nuit ou si c'est elle qui me veille. Chose certaine, nous sommes tous les deux amoureux de la lune. Je mélange mes rêves aux ombres qu'elle agite. Un vent tout énarfé grafigne les chambranles et mon âme grelotte sous sa bougrine de peau. Le front de l'air se blesse sur les portes fermées. Dans les grondements du poêle, le feu brûle le feu. Les tisons se mangent entre eux comme les flocons de neige. La nuit s'endort entre mes bras sans même me dire un mot. Je lui donne ma veste en échange d'un vœu. Je retiens sur ma joue les petites mains des larmes. Elles se sentent seules aussi dans le silence ambiant. Il faut marcher longtemps, aller et revenir, pour rester qui on est. Le monde court à sa perte. Si j'arrête d'écrire, je me perdrai aussi. À quoi donc s'accrocher quand les hommes sont sourds et ne se parlent plus qu'en comptant la monnaie. S'il faut marcher dans le rang, je boiterai des deux jambes. Je ferai un sillon hors des sentiers battus. Il y poussera des mots, des fleurs de rhétorique, des notes bleues si fines qu'on dirait la rosée. Le jour hésite à ouvrir ses paupières mais je n'attends plus rien des heures qu'on marchande.

           

Ce qui m'inquiète, ce n'est pas tant que le pauvre tende la main, c'est que le pain lui refuse la sienne. Depuis qu'on paie, qu'on achète, qu'on vend, on ne partage plus. On ne rompt plus le pain. On le mange sans faim. S'il n'y a plus autour que des regards avides, des yeux vides, des œillades furtives, le cœur de l'arbre pleure dans le bois de la table. Les yeux des marchands ne voient que la surface des choses. Le peintre voit avec son âme. Les choses qu'il ressent ont déjà une forme. Pour un nomade, il ne suffit pas de voyager. Il faut naître partout et n'être de nulle part. J'aurai passé ma vie de bric à brac sans brique ni truelle, protégeant ma parole dans une maison de papier. Chaque phrase que j'écris est pareille une route. Après mon premier pas, le sol où je tombais fut mon premier cahier. Assis au fond de la classe, je dessinais l'Asie sur le bois du pupitre et je prenais la mer. Il suffit de si peu pour que le vent redresse la voile blanche de l'âme.

           

Qu'on m'enferme et je meurs si je n'ai plus de mots. Dans une demeure sans fenêtre, je dessine le ciel. Je peins en porte-à-faux une porte sans clef. Je monte sans sherpa une montagne de rêves. Je me fais une luge sur un désert de neige. Le poète qu'on voit, on ne l'écoute plus. On regarde sa mise et sa chemise sans entendre ses mots. Pour les yeux de la main, le gant est un bandeau. Le mur est un bâillon pour l'orage et le vent. Au village des mots, je suis l'idiot qu'on raille. Je bute sur les i quand j'y pose mon poing. J'ouvre des parenthèses sans savoir les fermer. Mes mots s'égaillent sur la page comme des billes folles. Des bras, des épaules, des reins, je me glisse en chantant hors des parois du monde. Sans flonflon ni fleurette, la tignasse en floquet comme un coq de village, je me jouque le cœur à la hauteur du vent et laisse s'envoler les jubartes du rêve.

 


Publié dans Prose

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D
très beau texte sur l'impérieuse nécessité d'écrire...Alors, "jubarte", j'ai trouvé : grande baleine...volante qui emporte nos rêves, une bien belle image!mais se "jouquer" le coeur...battre des ailes du coeur?bon ouiken!
L
Je n'ose pas reprendre, plus bas, ton beau poème sur l'aimé et l'aimée, il est trop personnel et ne doit pas partir loin de ta maison, même si, ici, les fenêtres sont larges ouvertes.A la place, je relève le derniere paragraphe de ton texte ci-dessus, parce que j'y sens comme une souffrance. La mienne aussi, calquée pareil, je crois. Une souffrance sans mort advenante, juste une larme glissée entre les cils et dont on ri, car il faut rire sous peine de hurlements. " et laisser s'envoler les jubartes du rêve ... "