Mon crayon vert

Publié le par la freniere


Mon crayon vert est une forêt. Mon noir est tant de choses. Mon crayon bleu attrape les nuages. Mon crayon rouge met le feu sur la page glacée. Tout au bout de mes bras mes doigts sont des pinceaux. Les couleurs posent à peine leur bagage qu'elles changent déjà de peau. Un peu de la clarté humaine émerge des bas-fonds. Il faut soustraire de la cendre quelques gouttes de sang, préserver la lumière des ombres barbelées. Dans les jardins des villes, même les roses ont peur des épines. Des vipères macèrent dans l'alcool des lois. Ce qu'il reste d'amour, ce sont encore les mots aux lèvres usées du monde.


Quand je manque de mots face à l'angoisse de vivre, je murmure maman comme cet enfant perdu dont je porte le deuil. Face à la douleur, je bâtis des phrases mais le vent du réel en arrache les mots. J'élève des papillons dans les vitrines des librairies. Même détruite, la tige de l'espoir se refait et l'homme se relève. La charrue des syllabes herse la page blanche. À quand la transfusion d'un cœur à l'autre, la monnaie qui soit bonne, le petit change des sourires, le même pain dont nous sommes affamés, la langue de l'amour déchirant le bâillon, les banques distribuant des semences à chacun, de l'homme à plume à l'homme de main, l'âme cosmique se libérant de Dieu, le temps libre détraquant les horloges, le fil d'or du rêve sur les trous de mémoire ? À quand la liberté, la bonté, la montée des oiseaux sur les parois du ciel ? À quand l'homme debout et l'ange dans la bête, l'homme de boue dont on extrait la source, l'homme d'amande sous l'écorce, l'homme d'amour et d'amitié ?


Lorsque le monde réel exige sa rançon, je lui donne le rêve à défaut d'un contrat. Je grimpe la montagne par une échelle de syllabes. Perçant à peine la coquille du silence, j'écris à la lueur des chiens. Mon crayon noir est un compas aux jambes de danseuse. Mon crayon jaune fait chanter des oiseaux de papier. C'est un saut de paille traversant les frontières, une buée d'encre verte, une bouée sur l'abîme, un berger menant paître un troupeau de merveilles, un air d'ocarina dans le vent des capuches. Il y a de l'herbe sur ma page, un peu de terre noire entre les lignes d'un cahier. Sur le chemin des écoliers, la marmaille des mots se fait la courte échelle. Même la voix en sourdine, je crie plus fort que le malheur. Je salue la marée du bal de mer, la rosée du matin. Je remercie l'oiseau, la pierre, la craie magique du soleil sur mon tableau d'enfant.


Mon crayon a le rire d'un chat, les pieds dans l'eau, la tête ailleurs, des grands yeux d'encre mauve sur un buvard éteint. Le bonheur des oiseaux fait chanter mon crayon. Mon crayon bat des cils jusqu'à l'eau sans consonne. Je hurle à chaque clou qui infecte le bois. Je débroussaille le chemin où dorment les fantômes. Je sème dans le grain des mots la graine de l'espérance. Mon crayon fait son nid sur la paille des pages. J'ai nettoyé le cendrier. J'ai ouvert la fenêtre. J'ai déchiré le malheur. J'ai repeint l'horizon à coups de pinceau fin. Les colibris se mêlent au noir des corbeaux, les fleurs du tapis aux reflets du soleil. Mon crayon sait tailler l'étoffe des métaphores et recoudre un ourlet avec le fil des jours. Il s'invente une flore, une faune, des cavales de fauves, des récits pleins de pommes, de cerises et d'angoisse, des étoiles égarées, des montagnes parlantes, des horloges muettes, des anges cachant leurs ailes dans un long manteau gris. Les doigts sur un crayon, je dors en chien de fusil, la peau trouée de mots.


Publié dans Prose

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