Magloire Saint-Aude

Né à Port-au-Prince, en Haïti, Clément Magloire (1912-1971) adopte le pseudonyme de Magloire-Saint-Aude vers 1940. En 1941, Dialogue de mes lampes et Tabou conjuguent, dans une fulgurante invention verbale, le symbolisme de sa jeunesse et la découverte du surréalisme. D'une intensité exceptionnelle, ces courtes pièces font entrer Magloire-Saint-Aude dans la légende. En 1944, il rencontre Aimé Césaire. En 1945 et 1946, il fréquente André Breton, qui séjourne en Haïti, ainsi que Wifredo Lam.
Cette édition rassemble pour la première fois une des œuvres essentielles du XXe siècle, " le langage et l'attitude poétique y étant pour moi, dira André Breton, constamment portés à leur point suprême ".
Quand en 1941-42 Aimé Césaire suscite l'admiration des surréalistes avec le Cahier d'un retour au pays natal, il partage leur vibrant émerveillement d'exilés pour la poésie d'Amérique avec un autre poète, haïtien celui-ci, Clément Magloire-Saint-Aude.
D'une génération l'autre, les surréalistes ne cesseront de vouer un véritable culte à ce poète haïtien, à la destinée pourtant très dissemblable de celle d'Aimé Césaire.
On pourrait dire en effet de Magloire-Saint-Aude qu'il offre une autre face, l'envers même, de la représentation communément partagée du poète martiniquais. Du moins est-ce vrai à tout coup pour le véritable éveilleur de conscience en tant qu'homme public, dans son siècle, que fut Aimé Césaire. De ce point de vue, Magloire-Saint-Aude participe plutôt de cette absence de biographie (et d'engagement public) dont se réclamaient d'ailleurs initialement les surréalistes (avec comme modèle illustre Lautréamont), l'œuvre devant primer sur tout le reste (paix à Sainte-Beuve...). Mais rien ne dit qu'il s'agisse là d'un vœu, d'une véritable volonté personnelle, et encore moins donc d'une pensée programmatique, quelle qu'elle soit. A la rigueur, on pourrait dire de cette face « cachée », du point de vue de l'histoire littéraire, qu'elle est ce que le romantisme noir des Petrus Borel, Gérard de Nerval, est au mouvement romantique dans son ensemble, qui ne serait pas tout à fait ce qu'il est sans ces authentiques « soleils noirs ».
C'est qu'un soleil noir a vraiment hanté la vie de cet explorateur sidéré de l'espace du poème qu'est Magloire-Saint-Aude, comme dans ce dernier poème de Tabou (XIV) :
Sur ma face étoilée
Sommeille mon cœur brun-mexicain
Qui, beau-pâle,
Eteint la limite
Au duo du fossile
Dans sa jeunesse, Magloire (du nom de sa mère accolé à celui de son géniteur) Saint-Aude collabore à la principale revue de l'indigénisme, Les Griots, y côtoyant un certain Duvalier, futur grand ordonnateur des sinistres « tontons macoutes » haïtiens. Très vite, il se détourne de toute vie « mondaine », plongeant dès lors dans une existence de « sujet opaque » selon les mots si justes de Stephane Martelly. Cette opacité est sans doute faite d'alcool, de fuite de soi. Et d'une intime, tenace et cruelle désillusion. Voyez comment le poète se présente quand on le sollicite au moment de la réédition de ses poèmes en 1970, un an avant sa mort :
Né à Port-au-Prince en 1912. Pas de titre universitaire. Pas de voyages. Anti-conformiste. A tourné le dos à la « société » et vit, retiré, dans la banlieue sud de Port-au-Prince. (...) A fondé, en 1938, avec François Duvalier, l'actuel président à vie de la République, la revue Les Griots...
Reste que l'œuvre poétique de Magloire-Saint-Aude est sans égale. Son langage « tout image », entièrement métaphorique, se distingue des pratiques surréalistes de l'image, ce qu'il partage avec un seul poète, à ma connaissance, lui-même de la mouvance surréaliste, Guy Cabanel (toujours à l'œuvre, avis aux éditeurs).
Pas de dieu, pas de lieu
Où lire les merveilles
Je suis du rang
L'effet, le reflet. (Tabou, II.)
« Je suis incapable d'être l'instrument et le jouet des hommes », écrivait Toussaint-Louverture à Lavaux, le 1er juin 1798.
Quitte à mourir prématurément.
Sauf à vivre sans espoir.
Clément Magloire-Saint-Aude publiera son dernier livre de poèmes en 1956. L'année suivante, Duvalier accédait au pouvoir.
Les éditions Jean-Michel Place ont récemment republié les œuvres complètes de Clément Magloire-Saint-Aude : Dialogue de mes lampes et autres textes.
Patrice Beray
Poésie:
Dialogue de mes lampes. Port-au-Prince: Presses de l'État, 1941, 11 p.; Port-au-Prince: Oedipe, 1957. Préface de Thoby-Marcelin.
Tabou. Port-au-Prince: Imprimerie du Collège Vertières, 1941, 15 p.
Déchu. Port-au-Prince: Imprimerie Oedipe, 1956, 16 p.
Dialogue de mes Lampes - Tabou - Déchu. Illustrations de Wilfredo Lam, H. Télémaque, J. Camacho. 59 p. Paris: Veuillet, 1970, 59 p.
Dimanche. Paris: Éditions Maintenant, 1973, 18 p.
Dialogue de mes lampes et autres textes: oeuvres complètes (édition établie et présentée par François Leperlier). Paris: Jean-Michel Place, 1998, 264 p.
Récits:
Parias, documentaire. Port-au-Prince: Imprimerie de l'État, 1949, 100 p.
Ombres et reflets. Port-au-Prince: Imprimerie Pierre-Noël, 1952, 31 p.
Veillée. Port-au-Prince: Imprimerie Renelle, 1956; Le Nouvelliste (29-30 mai 1971): 1; Montréal: Mémoire d'encrier, 2003.
Self portrait
Sa morve polluant sa moustache de cinq jours, noire, à l'encontre de ses joues envahies de broussaille couleur craie, en habits de dévoyé, sandales disloquées, le poète, aux portes du cabaret, redit la chanson du rebelle.
La bave des fantoches n'éclabousse pas l'orgueil de ses haltes, quand, vomi, ridé, ses soifs multipliées brûlent son chant.
Paupières fermées aux vertiges des bistrots, quand sonne le glas des attitudes, il hurle, le long des avenues, son monologue hanté de réminiscences.
Les libéralités de l'ami le conduisent aux apothéoses, car, Mallarmé: "Surtout, frère, ne vas pas acheter du pain".
*
Vide
De mon émoi aux phrases,
Mon mouchoir pour mes lampes.
Recroquevillé dans mes yeux effacés,
La peine le poème hormis les causes.
Limité aux revers sans repos
Édith blanche ma face moi-même.
Rassasiant mes yeux
Du convoi de mes yeux ressuscités...
*
Dans la cour de l'hôtel "Saint-Joseph", éclairée d'une aube hésitante, Desruisseaux rencontra la propriétaire qui injuriait un locataire. L'homme, un cordonnier hirsute, marchait, en boitant. Il se pencha, prit à l'aide de pincettes, un morceau de charbon, et alluma, en tremblant, une cigarette. Il aspira la fumée, promis de régler sa dette. Sur ces entrefaites, la marchande d'acassan arriva. Elle déposa sa marchandise sur la table. De sa longue cuiller de bois blanc, elle remua la bouillie, et, tendant la main, prit l'assiette en émail. Anita dit: "Ban'm pou deux cobs". Elle tendit une autre assiette "Min'm bagaille". La vendeuse emplissait les plats en silence, en frappant, par intervalles, al cuiller contre le bord effilé de la marmite. La propriétaire de l'hôtel défit le nœud de son mouchoir: elle remit à la vendeuse une pièce de dix cobs. Tout autour de la table, se tenaient, debout et affamés, des gosses en chemise. Ils léchaient la nourriture, avec des yeux ravis. À l'écart, assise par terre, l'assiette entre les cuisses, une fillette de cinq ans mangeait, en répandant la bouillie sur sa chemise de maldioc. Les membres grêles, elle montrait son sexe. Anita hurla: "Cotez pantalette-ou, ti fi?" Et elle la força à se lever. Elle l'emmena dans une pièce encombrée d'un lit de chambrée. Sur le matelas, fripé, gisait une montagne de hardes. À côté, un oratoire orné d'images (la vierge des douleurs et saint Michel-archange) était dissimulé dans un buffet sommaire, protégé d'un paravent de toile. Elle versa de l'eau dans un bol et de l'huile. Elle fit une mèche, approcha la flamme d'une allumette et debout, les mains jointes, marmonna des prières. Dans la cour, un ivrogne insultait sa femme. Il disait, d'une voix lourde de crachats: "M'di vermine nan..." Anita cessa de prier. Elle alla trouve l'alcoolique, qui s'acharnait à ouvrir la porte des latrines, et, les mains aux hanches, elle gémit: "Rou, mes zanmis, travaille-çà, m'pap capab continué'l!". Le petit Delcé se mit à rire et son rire s'acheva dans une toux sifflante. Il était en manches de chemise, pieds nus, et son cou était enveloppé d'un mouchoir malpropre. Sa mère parut. Elle ordonna, en colère: "Montez en-hô al bouè thé-ou!". Et ils disparurent vers l'escalier. Matthias, qui lisait son journal, et qui semblait n'avoir pas entendu, enleva ses lunettes. Il plia la gazerrz, lentement la glissa dans sa poche. Il cracha devant lui. Il dit:
- Ti-garçon-çà ap mouri toussé...
Le silence, immédiatement, régna.
Saint-Jean, le petit domestique, aligna les tasses de café dans le plateau déteint. Et le soleil entra, comme un étranger.
*
Sur la page blanche, nos crayons immobiles dorment sous le halo de mes lampes. Premières heures pacifiantes du soir, crépuscule ouaté de silences après les siestes longues, yeux et chair reposés, la jactance du poème n'est pas l'espoir des hommes.
"Pensez aux maux dont vous êtes exempts", édicte la sagesse musulmane:
L'abjection du "toboute" (cellule d'inculpés) du bureau de la police, la prison, et la cruelle solitude de l'esprit, le mal dormir, l'injustice des aigris, l'inquiétude douloureuse des lendemains éthyliques, les paroles irritées qui attristent et blessent nos amis...
Voici la table jonchée de cendres sur les vains discours de nos grimoires. Filles indolentes de minuit à l'effigie des stances esquissées, mon bel émoi étend son ombre sur mon buvard.
Avant l'aurore, l'haleine de la mer salue l'espoir de l'homme, et, vers l'orient, son regard embrasse l'horizon des montagnes couronnées d'étoiles. Fumées parfumées de la pipe culottée, cafés des bouges, balayeurs, et les mégots du soir, encore humides de la salive des beautés du bal, au bistrot, ma bouche recèle le dentifrice de la Muchacha.
Gabriel Rousseau, au "National", et Elie Bazile, au "Matin", distribuent les journaux aux facteurs.
Quatre heures du matin, Grand'Rue, c'est la halte, chez Angèle, des escogriffes en manches de chemise, voyous soûls, roulures, viragos dépeignées, pickpockets, sans-domiciles, dévoyés, pochards silencieux aux mines équivoques de mouchards...
Mais orientés vers la mer, nos pas, le long des trottoirs du boulevard, rejoignent ceux des villageoises, pieds menus dans des sandales de cuir.
Échos multipliés des mélodies rehaussées, la Tanagra a perdu son porte-bonheur, et Djoméca, au dancing, rejoue la valse de Tennessee.
Magloire Saint-Aude