De quel bois me chauffer ?
L'argent est une dent cariée dans la bouche du monde. La terre fait naufrage. Les putes tendent la patte sur les écrans géants. Les hommes s'entretuent en accusant les autres. J'ai mal à mon enfance. Son costume de neige a fondu sous les dettes. J'avance avec des mots qui liment les barreaux, avec des mains qui riment l'alphabet blanc du rêve. Malgré le désespoir et les grilles fermées, dans ma douleur d'homme, ma voix témoigne du courage de vivre. Mes veines pleurent à voix basse devant chaque blessure. J'habite le sang des hommes, ce pays de misère ou de rivière folle. Dans le poêle qu'on oublie d'allumer, une chaleur m'appelle. Les mots sont la revanche de ceux qui n'ont plus rien. C'est l'arbre qui dit je t'aime, je t'emmerde ou salut, le chien perdu qui lèche votre paume, le feu qui brûle encore sous la cendre glacée, la lune qui caresse le visage des ombres. À chacun son néant, le mien rêve toujours d'une lumière immense. Sous la caresse des amants, le mur d'une épaule est une porte ouverte. Dans l'or de la poussière, le vivant nous appelle. La bouche pleine de métaphores, j'éructe des poèmes. Devenu vieux, sans dents, je cracherai encore une dernière syllabe.
Quand la maison prend feu, le toit d'un arbre est un palais. Quand le feuillage des lampes agite sa chlorophylle, le ciel multiplie son algèbre d'étoiles. Il y a des mots parfois qui surgissent du sol, le mot racine, le mot fleur. D'autres s'envolent au moindre coup de vent. Minuscule pimbêche, la rosée fait sa fraîche dans la maison de l'herbe. On ne prend pas le temps d'apprivoiser sa mort. On court après sa queue ou la dernière mode. On poursuit des chimères qui datent déjà d'hier. On entasse des choses sans savoir les nommer. On traverse le monde sans regarder les gens. On mange des légumes sans remercier la terre. Peu importe mon âge, je ne veux pas revivre tous les instants défunts. Gardien d'un feu éteint, je chercherai toujours de quel bois me chauffer.
À quoi bon longer une rive sans fleuve ? Le laurier de la gloire s'est noyé dans la soupe. On est plus vieux le soir qu'on ne l'est au matin. Les vieillards s'absentent pour retrouver l'enfance. La mémoire est trouée. On doit la ravauder avec le fil des mots comme une paire de bas. Les gestes se limitent à la sagesse des choses. Si le silence devient de la couleur des murs, j'écrirai sur la page avec un doigt qui saigne. La vieille dame indigne détricote les jours. Elle en fait des fichus de plus en plus osées, des robes de poupée pour l'âme qui s'étiole. Elle ne s'endort plus en comptant les moutons. Elle rêve des enfants qu'elle aurait pu avoir. La chair ne cache plus le silence des os.
Ayant vécu parfois de l'hommerie du temps, je regarde honteux les arbres dans les yeux, le brin d'herbe taiseux, l'humble claitonie dans un champ de cailloux, les sabots de la Vierge gardant les pieds sur terre. Certains hommes renaissent à chaque nouveau jour, d'autres avalent un poignard. Les uns restent debout et les autres se couchent mais chacun cherche à vivre. Si je n'ai plus le temps, il me reste l'espace, l'éclair d'un oiseau, la fraîcheur des pluies, la roue du vieux moulin, l'espoir des enfants. Le feu des mots brûle encore à mes lèvres. Tout un monde remue dans l'encre des phonèmes.
Tant de misère raconte l'homme, tant de blessures, tant de mensonges. L'enfant des favelas n'a plus qu'à boire l'eau des larmes. La nudité des ronces remonte le long des murs. Il y a des cailloux qui fendent jusqu'au cœur de la route, des fleurs qu'on assassine pour des raisons d'État, des lettres inachevées qui pleurent sur la table. J'habite la mémoire, dans la région du cœur, du côté des caresses, dans la rue de l'amour, à l'adresse du feu. Aimer est un pays où le pain se partage. Aimer est un fleuve sans fin. Le monde appartient aux enfants, aux pommes, aux herbes folles, aux oiseaux du matin, au verbiage du vent, à ceux qui vont pieds nus sur la terre sacrée. Si je n'ai plus le temps, d'autres que moi verrons les bras de la bonté enlacer l'univers.
Il arrive qu'un fleuve fasse cadeau d'une barque, que le ciel touche terre, qu'au pied de l'arc-en-ciel on retrouve la vie, qu'une simple caresse rallume les visages. J'habite pour un temps la maison du silence. J'attends une voix plus douce que la mienne. Les morts quelque fois rendent visite aux vivants. J'ai laissé sur la page une miche de pain, les miettes d'un poème, une ligne brisée. J'attends parmi les draps de l'aube une chaleur nouvelle. Vivre, c'est aimer. C'est remettre à leur place les rois de l'illusion, les imams, les banquiers, les prophètes de malheur. C'est rayer de la carte la croix et la bannière. Les différences de peau colorent l'espérance sans qu'on hisse un drapeau. C'est redonner à l'homme son âme, remplacer la monnaie par les battements du cœur, donner sa chance au rêve. C'est écrire sur les murs avec une plume d'ange. C'est recoudre la vie entre la plaie et le couteau. C'est semer dans les ronces la fleur du bonheur. C'est faire d'une goutte la naissance d'un fleuve.