Sans un mot pour le dire
Quand je casse une assiette dans la vaisselle des pleurs, je manque de syllabes. Je remue de la voix un chaudron plein de peines. Je ne sais pas qui souffre mais je souffre avec eux. Je laisse mon cœur à la maison mais je n'ai pas de maison. Je prends la route mais je n'ai pas de route. Je ne tiens pas debout sans un mot pour le dire. J'avance sans savoir où je vais mais je tiens à m'y rendre. Je viens du ventre de ma mère, de l'eau du fleuve, du sillage des étoiles, du fracas des planètes. Tant que l'amour existe, le lointain habite le plus près et l'infini surgit du plus infime. Les fleurs poussent sur le dos des rochers. L'écale protège encore le duvet de l'amande. Le blé devient le pain pétri de basilic. Le vide des récipients se remplit d'espérance.
Pourquoi l'homme détruit-il ses raisons d'être ? Une armée tue d'abord ce qui est le plus beau. Ses balles n'atteignent jamais le parquet de la Bourse. À celui qui a froid, à celui qui a faim, n'ais-je plus rien que des mots à offrir ? Ma chanson des rues ne parle pas de pain mais de blé, ne parle pas de feu mais de bois, d'allumette et de poêle. Ce qui sera n'efface pas ce qui fut. Au-delà de la route, le lointain se rapproche des lignes de la main. À lire dans les étoiles, le poème est en haut. À lire les racines, le poème est en bas. J'avance entre les deux avec le bruit du vent. L'arbre et l'homme sont mêlés l'un à l'autre, la pierre et l'eau, l'air et le feu, le pollen et le vent, la parole et le sang, la sève et la semence. La nuit commence avec le jour. L'enfance continue dans les pas du vieillard.
L'hiver, je rêve dans la dormance des érables. Au printemps, je m'éveille à l'orée de la sève. Quand les oiseaux gazouillent, les arbres veulent voler. Je parle à la rivière par la bouche du vent. Les mots sont une eau sombre qui s'allume à l'écoute. Les morts sont vivants quand on parle avec eux. Nous ne partons jamais comme nous sommes venus. Des milliards d'atomes transforment la goutte d'eau. La terre ensemencée sent l'ovaire fécondée, la transhumance et l'enfantement. L'écorce de l'amande n'a pas encore durcie. Depuis le premier jour, chaque heure est plus près du départ. Nous allons sans savoir vers où. L'important est d'apprendre à chaque jour à aimer un peu mieux.
Il y a des hommes qui portent en eux la prison. Dès qu'on ouvre la porte, ils la ferment et se cachent. Je veux porter le ciel même six pieds sous terre, le soleil sous zéro, mon amour sous les balles, l'espoir des bourgeons sous la dormance des arbres, les fleurs du jardin parmi les terrains vagues. Mon crayon est une pelle creusant le cœur du monde. Mes paumes ressemblent au chagrin des enfants, aux joues rouges des pommes, au manche d'un marteau. Un arbre me regarde, sur le point de pleurer. Mille arbres me saluent de leurs branches méfiantes. La forêt sait déjà qu'elle finira couchée sur la remorque d'un camion. La main qui touche à l'argent pourrit. Sa chair se décompose en dettes et en créances. Celui qui ne sait pas mentir doit apprendre à se taire.
Nous y sommes tous pour beaucoup dans le malheur du monde mais certains plus que d'autres, ceux qui rentrent dans le rang et courent à l'abattoir sans même qu'on les pousse, ceux qui pillent la terre et dilapident le cœur. Ils ont peur de l'espoir. Ils en font des loteries. Leur bouche ignore le sourire et leur main le salut. Tous les enfants du monde, noirs, blancs, jaunes, unissent leurs couleurs sur le dessin du ciel. Leurs crayons réunis dessinent l'arc-en-ciel. Ils s'amusent en chantant dans la maison du cœur. Avant même les vitres, ils posent des pots de fleurs sur le bord des fenêtres. Ils ne posent pas de portes. Ils en font des radeaux. Un rire éclate dans chaque planche, chaque poutre, chaque veine. De grands clous de bonheur soutiennent l'espérance, mais pour combien de temps ? La liberté s'avance avec les bras ouverts. Elle ne sait pas encore qu'un tireur fou la guette avec son arme, son chéquier, ses horaires, ses lois.