Fondraie (France)
ainsi
c'est moi
ce spectre au visage tordu qui me regarde passer
assez aimable pour m'informer de la profondeur de l'eau
ainsi c'est moi ce suaire chiffonné
soufflant des lunes dans la fondraie
c'est moi cette interminable nudité
imprimée sur l'avers du tissu
de l'autre côté du corps
là où c'est la flèche qui tire l'arc
ainsi c'est moi
qui me préviens de mon propre passage
dans cette fontaine tapissée de cailloux
où l'eau semble jaillir de la pierre même
j'ai enroulé un chapelet
autour de la barque
des poissons sautent et attrapent les grains
croyant que pour cela ils vivront une seconde de plus
pourtant
à chaque fois qu'on entrevoit la lumière
on vivra un peu moins longtemps
ils ne le savent pas encore
dans cent millions d'années sans doute
accroupis sur la rive
ils enseigneront
un peu grâce à moi
que l'univers est un collier
dont chaque monde est une perle
quand je pense à cela
un charnier de racines et de flaques
soulève ma barque
et j'effraie
jusqu'à ceux qui naviguent en moi
regarde
dit le spectre volubile
regarde tu as perdu tes yeux
c'est moi qui les ai
- et il ouvre ses mains
et sans rien voir je vois qu'il va venir me les remettre-
écoute
tu as lancé tes oreilles de l'autre côté du monde
comme des filets
et c'est moi que tu as trouvé
je crois qu'il a de la tendresse pour moi
il m'aide à manoeuvrer ma perche dans la vasière
son visage tordu
contre le mien
tordu dans l'autre sens
il a tant aimé
qu'il a laissé ses empreintes sur l'eau
il a tant aimé
qu'il a descendu mille échelles de cordes
pour toucher avec moi
cette mousse brune verte et bleue
comme un simple compagnon de pêche
et nous devisons
nous échangeons des dosages de terre et d'eau
des astuces pour naviguer sans rivière
nous parlons avec des sons de moins en moins articulés
il me dit
c'est le langage du singe qui te revient
le singe frappe dans ton ventre pour renaître
écoute ce bruit de plumes et de gouttes
le singe nage dans les ailes de la terre
je jette la perche
me couche dans la barque et laisse mon visage toucher l'eau
et j'ouvre mes bras pour avancer
je ne sais plus si mes pieds ressemblent à des mains
où mes mains à des pieds
il ne reste que le singe en moi
je ne veux plus que moi pour seul outil
pour naviguer dans la fondraie
Stéphane Méliade