Avec des mots trop petits
Je transporte avec moi un vieux cahier de charges. Dans ce linceul de papier, les mots reprennent vie. Je crie. Je vocifère. Je frappe avec de l'encre sur le tambour des pages. Comment dire le pain quand les mots sont trop petits pour tous ces ventres vides ? Comment croire à l'amour quand une mère chante à la mort de son fils, quand les enfants-soldats font la guerre pour de vrai ? Comment prendre la route quand les voitures écrasent les pieds nus de l'espoir ? Comment croire à demain quand les fermiers mangent la terre, quand les marins assassinent la mer, quand les marchands de canons s'accaparent les dieux ? Comment croire à l'homme quand l'air même étouffe dans les poumons d'enfant, quand on cherche un ami dans les nécrologies, un amour à l'écran, un bonheur à la banque, quand le froid s'insinue sous le coton des larmes, quand les sourires cachent la langue d'un couteau, quand les Noirs se blanchissent comme on blanchit l'argent, quand les fillettes tendent leurs mains vers leur propre bourreau ? Le fond du puits est vide et l'espérance en berne. S'il faut rester sans haine, que ce soit sans faiblesse. Frère du vent et du bison, sœur de l'eau et des étoiles, fils de rien, père de tout, les mots tendus comme une main, je ne demande que du pain.
Au creux des favelas, des ghettos, des faubourgs, le désespoir tatoué sur la peau, la mort dans une poche, une seringue dans l'autre, les enfants de la rue s'agrippent à la faim. La terre tourne pour eux comme une roulette russe. La farine des larmes leur fait une lie de pain. À défaut d'espérance, ils boivent leur chagrin jusqu'à la dernière goutte. La tendresse a ployée sous la pression des banques. Laissant des mots derrière des mots, élèverais-je longtemps la lampe du naufrageur dans les creux du néant ? Nous faudra-t-il franchir la mort pour apprendre à aimer ? Il faut partir de rien, répartir à zéro. Espérant la lumière, je pose l'encre sur la page. Il arrive que des mots s'allument, que de l'ombre jaillisse l'éclairage du cœur. Les jours ont moins de boue. Les joues sont plus rouges. Alors commence un autre temps. Il ne reste plus qu'à trouver la fontaine.
On a effacé le tronc où se creuse la pirogue, la peur du premier feu, tous ces chemins ignorant de la route, les danses de la pluie. Expulsées de la ruche, les abeilles peu à peu perdent le goût du miel. Il m'arrive de marcher sans toucher le sol. Je m'accroche pour vivre à ce que boit l'oiseau, à ce que voient les anges, à la terre, à la source, à l'aimant au creux du rêve, à la pointe aigue de l'âme. Je recueille des mots dans les filets du vent. Je parle pour la boue, la tomate, la mer. Je rêve sur la page avec des bruits de bouche. Il se peut que les pierres soient la mémoire de l'eau. Du silex au ciment, l'histoire de l'homme est un si petit point dans celle des fossiles. L'oiseau qui ne voit pas ses ailes continue de voler. Dès le premier frisson, la goutte d'eau porte un fleuve. Dès le premier sourire, un enfant porte l'homme, sa force, ses faiblesses, son espoir et sa mort.
On ne dit plus l'été. On n'écrit plus l'automne. On ne gèle plus l'hiver. On placarde «À vendre» sur toutes les saisons. On vend déjà la pluie, la neige, l'espérance. J'ai perdu tant de sang par un stylo blessé, tant de mots sur la page, que j'écrirai en braille. Dans la foule anonyme, on me reconnaîtra à l'encre sur mes doigts. Le monde va mourir, un portable à la main, la télé en direct. Le monde va mourir sans entendre son cœur. Assis sur un baril de poudre, il est urgent d'aimer. S'il m'arrivait de croire en Dieu, je ne le dirais pas. Il y a déjà trop d'hommes qui s'entretuent pour lui. Je ne cherche qu'un juste au milieu de la foule, un éclat de bonté, un éclair de tendresse, le sourire d'un arbre, un peu de la mémoire immense des fossiles.