Comme du papier
Je ne suis jamais seul au milieu de la page. Il y a des mots qui font la sourde oreille, des phrases qui s'enfuient dès qu'on ose les dire. Des voix s'élèvent dans la marge. Des images disparaissent sous l'habit des ratures. D'autres naissent d'elles-mêmes, du choc des voyelles ou d'un battement de cœur. Il y a des mots qu'on n'entend pas, des personnages inquiets de ne pas apparaître, des histoires perdues, des vies remises au lendemain, des langues déjà mortes à force de se taire. Je prends une ride à chaque page. Je perds un poil à chaque mot. Il n'y a pas de point final. La route est longue entre les parenthèses, des kilomètres de haine pour un gramme de bonté. Quand on remplace les arbres par des hommes, il ne repousse que du malheur. La mort des oiseaux côtoie celle des loups. Le vent se lève parfois, arrachant les voyelles. Ça ne peut être ailleurs, c'est écrit sur la page. Il y a de l'herbe, des chemins, de l'encre renversé. Il y a des métaphores qui se donnent la main. Les mots se froissent comme du papier. Chaque phrase est une ride sur le visage du silence.
Les morts ne nous quittent pas vraiment. Ils nous trottent dans la tête. Un petit tour le matin. Un autre tour plus long au milieu de la nuit. Ils se glissent partout. À bas bruit. Quelques-uns traînent entre les lignes. Dans la marge. Entre les ombres et les regards. Dans les épures des nuages, c'est le visage de ma mère qui surgit, ou celui de Céline. Leur vie forme un dessin dans l'air, d'une encre indélébile. Les tombes de nos proches échappent aux cimetières. Elles se dressent dans nos têtes. Les écorces qui tombent ne trouvent plus de racines mais nourrissent la terre. Nous ne quittons jamais tout à fait notre enfance. Le moindre éclat de rire nous sauve de la peur. Pourquoi faire mourir la terre qui nous porte ? Nous sommes là pour vivre, simplement. C'est le néant qui tremble quand une feuille tombe. L'origine est partout, tenant sa fin par les épaules. Quand un ruisseau tarit, la source le refait. L'âme des jours fleurit sur la tige du temps. Les pluies refont sans cesse un visage à la boue.
Si je suis né surpris, je mourrai étonné, cherchant encore la route, traînant mes pas sur mes épaules comme une poche de mots. J'aurai toujours écrit comme un petit enfant qui marche à peine. Il me faut des pas entre les mots pour comprendre le sens. Alors je marche. Je marche avec les morts sur la page, quelque fois les vivants. Je marche avec les mots, les métaphores qui titubent. Je bute sur un blanc. J'ai beau être seul, quand j'écris, j'ai une foule derrière moi. D'abord ma mère qui chantonne, et mes vieux professeurs, mon frère qui n'écrit pas mais marche comme un grand, mes enfants, mes aïeux, ma blonde qui sourit, même Chibouki, mon loup, qui léchait l'encre de mes pages pour y laisser sa patte. J'essaie de parler vrai. Les mots qu'on n'a pas dits reviennent nous hanter comme un cul-de-jatte qui a mal aux jambes.
La pluie ne porte pas de robe. L'eau se moule aux objets pour les rendre plus nus. Je la transforme en mots comme pour éteindre un feu, comme on s'accroche à un objet flottant pour survivre au naufrage. Lorsque j'écris, j'ai dans la gorge un nœud qui se défait. La mort est toujours là qui rôde à nos côtés. Il faut bien lui parler, comme pour l'amadouer. Alors j'écris. Je marche entre les mots. Je fais des ronds dans l'eau. Les choses ne pèsent plus ce qu'elles pèsent. Le champ magnétique devient visible. Tout ce qu'on voudrait dire est bien trop fort pour les mots. Je bredouille. Toutes mes phrases ont la fragilité des larmes. Je me raccroche aux premiers fruits, aux bouleaux émiettant la lumière, aux aisselles des branches, aux œufs rieurs dans les nids, aux petites fleurs des champs distillant leur pollen. J'écris comme la sève consultant son feuillage.
Les mots sur une page agissent comme un acide cristallisant le calcaire. Soudainement, le mot nourriture se mange. Le mot lumière éclaire. Une phrase peut soulever les arbres, les pierres et même les montagnes. La respiration du temps devient palpable. Les ruisseaux coulent. Les images roucoulent. Certains jours, les phrases font une tête d'enterrement. Les paragraphes font une mine de crayon. Ceux qui s'enflamment pour des idées ne sont qu'un feu de paille. Quand tout s'éteint, la cendre des slogans disparaît sous la pluie. Je m'en tiens à l'ellébore du jardin, aux cailloux sur la route, aux nuages qui passent. J'écosse les petits pois des lettres, les fruits de l'alphabet, la trajectoire des fourmis, le chagrin des moineaux. Les jours de lessive, mes phrases sont une corde à linge. Les jours de famine, mes lignes vont à la pêche. La guerre n'est pas neuve. Bien avant la parole, on s'étripait déjà pour un bout de silex. Toute parole fut d'abord une chair comme une cerise fut une fleur. Ma vieille maison, bâtie avec des mots, commence à trébucher, repliant l'ombre sous son toit. Les images transforment les mots en objets, en meubles pour le cœur. Je suis comme un facteur échappant une lettre à chaque pas qu'il fait. Un passant solitaire y trouvera son pain.