Chaque homme est un pays
Chaque homme est un pays. Chaque homme est une gare où tant de train déraillent. On aperçoit son ombre parmi les wagons vides. Chaque arbre qui se meurt est un reflet de nous, chaque bourgeon qui naît, chaque oeuf qui éclot, chaque bête qu’on abat. Un orage a crevé le placenta du ciel. Le chien de la pluie court et vient lécher nos plaies, nos traces sur le sable, les vieux plis de la terre. Je retrace ma vie dans les planches d’érable, l’imperfection du bois, les écorces tombées, les nervures du plâtre et les rognures du temps. Sous le fil des pas, tous les chemins se croisent, se cousent et se décousent. Je cherche la sagesse parmi les arbres fous et les poussins d’un jour picossant l’arc-en-ciel. Je cherche pour ma blonde les caresses précises et les mots les plus beaux, les picotis de la mer et le sucre du cœur, la pluie cicatrisant la terre et pansant les chevaux, les rêves qui respirent sur la page blanche du sommeil. Dans la grande nuit du monde, j’ouvre les yeux comme on ouvre une porte. J’ouvre les mains comme on ouvre les yeux. J’ouvre mon cœur comme une paupière. Je cherche la lumière parmi les apparences, les pas du rêve sous la poussière du réel, le sourire du pain sous le fard des maisons.
On apprend à parler mot à mot. On se tait d’un seul bloc, comme une trappe qui se ferme. «Ferme-la, ta grande trappe !» dit-on souvent aux bavards de service. Les mots arrivent en foule à l’hôtel du papier. On y fête la grammaire avec de l’encre bleue. Les virgules ont mises leur robe du dimanche, les i leur chapeau d’apparat. Les parenthèses dansent une grande valse ouverte. Il n’y a plus de suspension mais de grands traits d’union, une accolade sémantique. Je me tiens sur la page par les pieds et les mains, la tête pleine de rêves, les jointures tachées d’encre. On ne féconde pas les mots. Ils sont le germe et la semence. L’écriture n’est que la terre qu’ils nourrissent.
J’ai la jambe droite d’un verbe écrasée sur la mienne. Pour ne pas disparaître, je me dois me faire une place entre deux phrases. Même s’il ne se passe rien, je me sens bien au milieu du silence. J’atteins la marge à la nage, un mot sur le dos, un autre qui fend l’eau. La page est pleine de coquillages verbaux. Les consonnes s’esbrouent. Les voyelles s’escouent. Un peu de délire n’est pas de trop. Je saute d’une virgule à l’autre à en perdre le sens. Les idées jouent du coude sans retrouver la route. J’essaie d’agrandir mon espace pour être, mais le rêve aussi peut devenir un poids.
Je ne veux plus être pion sur le damier du monde où l’on ne veut pas d’hommes libres, d’hommes aimants, de rêveurs. Ils feraient de l’argent une pièce de musée, des armes un simple tournevis, des paroles un poème, de toutes les réponses une seule question. Je ne veux plus de cases mais des ronds d’espérance comme des ronds dans l’eau, des plages de musique, des zigzags, des routes. Le fond même de l’homme se révèle dans les petits détails. La fin dernière d’un papillon n’est-elle pas plus triste que celle d’un colosse ?
Je n’ai pas une mémoire biographique. J’ai peine à raconter. Trop de détails effacent l’indicible. Certains visages en moi forment des mots. Des souvenirs se transforment en phrases. Je fais des bonds de l’une à l’autre, en vol plané ou à pas de consonnes. Les images glissent entre les sens. Des métaphores s’entrechoquent dans les sursauts de l’encre. La langue laisse entrevoir des zones imaginaires plus réelles que le temps. Dérivant sur un mot, je traverse le monde. La parole tient mal dans le moule des idées. Elle doit sortir et se mouiller de plaisir. La route se décline avec des pas sonores. Une main sur le verbe être, j’efface le verbe avoir du bout de mon crayon. Rien ne meurt vraiment. Les larmes qu’on refoule reviennent par les mots et inondent la page d’une myriade d’images.