Un verre complice
Où allons-nous après le générique, l’enfer automobile, les voix radiophoniques, les silences plaqués or, les yeux publicitaires, les embolies urbaines, les autoroutes abstraites, les doigts mégalomanes et les dieux du commerce ? Bien dressés, bien tondus, bien lobotomisés, les pauvres se soumettent aux riches, les acheteurs aux vendeurs, les spectateurs aux stars, les croyants à la guerre ? Il ne suffit pas de ronger les balustres, les murailles, les mangeoires, les médailles, il nous faut vivre comme un fauve. Ce n’est plus le cœur qui alimente l’espérance. Les banquiers y ont percé des trous. Chaque partie prend soin du tout mais l’homme a fait main basse sur le tout de ses doigts d’usurier. Les mots, parfois, on dirait des phalanges, des gestes, mille langues de feu chatouillant le papier. Ils m’encombrent quand ils visitent ma tête sans même laisser aux yeux le pourboire d’un rêve. Ils dressent en partant une pellicule de silence. On perd de vue les phrases dans la foule des voyelles. Je retourne à ma langue avant de perdre pied.
La mémoire saigne. Tout se consume en consommant. Du fond des favelas aux sunlights des palaces, on joue à l’Amérique. C’est à la roulette russe qu’on joue sans le savoir. Trop de caissières en cage nous empêchent de voler. Partout dans les collines surplombant quelque lac, même dans les montagnes, on ouvre d’immenses brèches sans rien pour les remplir qu’un cauchemar climatisé. À chaque déversement de mazout, la mer compte ses larmes. Les pétrels font de même. La vie se perd au téléphone. On s’habille comme on peut avec la peau d’autrui, le faux cuir des autres. La terre n’est plus ronde mais prend la forme des écrans.
Il n’y a rien de plus à l’autre bout du monde qu’on ne retrouve en soi. Chacun est un pays visité par la mort. Du soubassement de l’homme au grenier des étoiles, je monte un à un les étages de clarté. Quand je rate une marche, écrire prend le relais. Je grappille dans les mots comme j’ai pillé dans les gènes ancestraux. Ma mère, mon grand-père versent leur voix en moi comme une source d’eau pure. Je m’offre à tous comme un verre complice. J’aurai passé ma vie à déjouer les mots du froid. J’ai frette au fond du cœur. J’ai frette en sacrament. Il nous faudra passer de l’imaginaire à l’imaginable, de l’image à l’ami, de la marge à la table, de l’univers virtuel à la mémoire des pierres. Les fleurs sauvages poussent partout, aussi belles que rebelles, dans les trous de bombes, les lézardes des murs, les ornières, les plâtras, offrant à nos regards éteints la persistance de l’espoir. La vie repousse et saigne sous le pansement des façades.
L’espace et le temps se confondent au milieu de la route. Si je mets souvent mes souvenirs par devers, je ne quitte pas la vie à reculons, je m’y enfonce plus avant. Je délace le cœur de ses cordons lyriques et j’ouvre la fenêtre. Là où je mène mon livre, il y a déjà des traces laissées par les vers, les coquillages, les algues, les fossiles, les grands tyrannosaures. À ces phrases tranquilles, j’ajoute à ma façon un peu de l’encre humaine. Je fais un livre avec le sang, le pollen, la cendre. Dans la rumeur du monde, le bruit confus des hommes, je m’accroche au stylo comme à la main de ma mère. Je ne suis qu’un enfant qui traverse la rue.