Le bain de foule
Je sors à peine de la ruche électronique, le bain de foule, la douche aux décibels. Suis-je trop vieux ou le monde trop vite pour se souvenir de l’eau, de l’air, des arbres, de la peau et des os ? Coincé entre les spare change, les chiens bâtards, les barbies et les bmw, y a-t-il une place pour avoir un verre d’eau, pour uriner sans payer de taxe, pour parler aux oiseaux sans qu’on me prenne pour un fou ? Les couteaux qu’on enterre la nuit font saigner le matin. La vie rassemble des morceaux d’hommes et de femmes, des corps imparfaits cherchant l’aboutissement, des vieux avec un cœur d’enfant, des têtes chercheuses avec des sentiments, des visages devenant le sourire, des âmes rattachées à une mère, des bras avec des mains prêtes à éclore. Le temps ne prévoit pas le hasard des rencontres. J’écris avec des bouts, des ligaments, des nerfs, des bribes de phrase. Je tourne autour du sens comme un pneu déjanté. Je creuse l’or du temps avec les mots des pauvres. J’ai parfois l’impression d’avoir des mains dans la tête à la place des neurones, des mots à la place des doigts, des œufs d’images dans le nid des paupières.
J’ai les yeux trop slowbine pour la vitesse du monde. Je ferme la télévision et mes yeux s’allument. Mes oreilles décollent. C’est comme un satori. On n’ouvre pas les yeux à l’image voulue comme on ouvre une page numérotée d’avance. Toujours, un arbre, quelque part, fait prier ses oiseaux. Une cigale dit sa messe sous l’église des pierres. On entend le malheur faire craquer ses doigts et les os du bonheur se recouvrir de chair. Les ramasseurs de mots, les ramasseurs d’images, les ramasseurs d’épaves ramassent aussi les larmes. De vieilles boîtes de conserve tirent la langue au soleil. Les morts en moi poursuivent leur chemin. Je reconnais ma mère dans les mots les plus doux, les mains ouvertes sur la vie pour apaiser la soif. Ignorant la langue des affaires, j’attends au bout de chaque instant un horizon plus vaste, au bout de chaque mot l’écroulement d’un mur, au bout de chaque route le sourire d’un pas. Je suis l’habitant des pierres, des forêts, des âmes errantes. J’aurai grandi avec les arbres, d’une feuille à l’autre, page après page. Mon cœur de sève devient fruit.
J’ai une langue d’herbe pour téter la rosée, une chemise de vent pour honorer le soleil. J’ai des trous dans les bas et des souliers percés pour épouser la terre. Je prends la main de l’air pour jouer de la flûte. J’écris à l’encre bleue comme un ruisseau de mots. Le monde entier nous parle. Il suffit d’écouter, de fermer la radio, les écrans, les moteurs. Le plus petit insecte nous parle dans sa langue. Le sol du passé a craqué sous mes pas. Ma page est une cage fracassée. Tous les oiseaux du monde s’y donnent rendez-vous. Mes mots sont des légumes en pleurs dans le jardin du cœur. Je croise quelque fois mon cadavre de vingt ans cherchant parmi les ruines des squelettes d’oiseaux, des fleurs de fumée que butinent les ombres. Mes jambes sont deux routes qui s’ignorent ou se battent. De ses petits doigts tendres, l’herbe verte recueille l’or fragile du temps. Un vent peu scrupuleux ne ramasse pas les miettes. Il court vers sa perte avec la mort en douce au milieu de son chant. Je marche sur les eaux comme un oiseau d’épaves, le bec dans la boue et les pattes mouillées. J’embrasse les nuages à même l’eau tombée. Je cherche ma naissance dans l’entrecuisse des forêts.
Le ciel est une carte postale que nous envoie l’été. Le soleil a signé de son paraphe de lumière une petite phrase pour chacun. Les nuages ont des lunettes qui s’embuent quand ils lisent la terre. On dirait des enfants sur le point de pleurer ou de vieilles gens que tout fatigue. Je ne sais plus où j’en suis. La foule bouge comme la mer. Mes idées voguent à la dérive sur la crête des visages. Chacune est une histoire, avec ses rides et ses tirets. La langue de la pluie vient lécher ses contours. Les mots sur la page font un mariage d’oiseaux, juste avant qu’ils s’envolent sur l’aile des images. Il y a tant d’ornements, de vitrines, de carreaux, d’enseignes, on dirait qu’il manque quelque chose dans le visage des gens. Un mendiant prend peur devant un gros billet qu’on lui glisse en vitesse. La bonté est-elle donc si rare ? J’ai peur de l’humanité. Il n’y a plus que des réactions de masse, des fées de plastique, des dieux de pacotille. Le désir de vivre a fait place au besoin de posséder. J’apprends à lire dans les strates de la pierre, les nervures des nymphéas, les lignes des fougères, les grumes des forêts. Je veux sentir la vie comme un nuage, un insecte, un arbre la sentent mais avec quelque chose de plus. Je voudrais voir le fond des vies, son écume, sa source. Ceux qui écrivent devraient toujours aimer.