Je navigue à l'estime
Il y a tant de caméras, de portables, de voitures, les gens ont-ils encore des yeux, des oreilles, des jambes ? Il y a tant d’écrans, d’horloges, d’hospices, les gens ont-ils encore une vie ? J’écris avec mes yeux et mes oreilles. Je ne veux pas savoir écrire. Je veux que chaque mot soit mon fils, chaque voyelle ma fille. Je veux adopter chaque phrase, adapter ma parole au murmure des sources, au grondement des gouffres, au sifflement du vent, au souffle des chevreuils, aux battements du cœur.
Aurais-je su dire l’hiver, la faute et l’innocence ? Aurais-je su dire l’amour sans en faire une affaire ? En quête de l’invisible, j’aurai montré les crocs mais offert une chair à la pluie, à la paille. La chiourme des idées ne gardera de moi qu’un fil de musique, une tache de couleur, le bec d’un oiseau qui gratte sur la terre un reste de lombric, la tourbe digérant la mémoire des siècles. Je sais ce que je sais, la honte, le cloaque, la mort. Je veux apprendre l’absolu. Dans la nature, rien ne manque à rien. Tout s’invente à mesure. Si l’homme manque de pain, c’est qu’il n’invente plus que ce qui peut tuer. L’argent a remplacé le souffle de la vie.
Les pas qu’on ne manque pas finissent tous en ornières. Je veux les pas perdus, les gestes inutiles, les amours impossibles. Les feux qu’on ne voit réchauffent ce qu’on veut. Ma mémoire est ce lieu où je n’irai jamais. J’en perçois les éclats dans la cendre encore chaude. Méconnu de mes proches, mésestimé du temps, je navigue à l’estime. Je parle comme on marche sans savoir où aller. Le souffle de mes mots s’immisce dans le vent, les nuages, les trous. Je voudrais qu’il s’accroche aux plumes des outardes, à l’écorce des arbres, à la laine des champs, à la peau de la pierre.
Quand les vivants se taisent, je parle avec les morts. Avec un seul mot, je saute par-dessus les livres, les rosiers, les ruisseaux. Je laisse des traces d’encre comme une coulée de sang. Pour regarder plus loin que tout, j’appuie les yeux contre l’amour. Je cache ma tendresse dans un poing refermé. Je serai né après ma mort, bien avant, bien après. J’aurai laissé mes lèvres sur du papier et des mots sur la terre.