Jean-Claude Pirotte
«Aussi bizarre que cela puisse paraître, je n'aime pas tellement parler de moi, bien que je donne l'impression de ne faire que ça. Raconter sa vie n'a pas d'intérêt, ou alors il faut en explorer toutes les profondeurs, en extraire ce qui fait le plus mal, et aussi ramener au jour, au présent, ce que chaque instant ménage d'incomparable à qui sait l'accueillir...
Le Jan Idsega de Fond de Cale, ce n'est pas moi : je ne suis pas né en Hollande mais à Namur dans les Ardennes, le 20 octobre 1939, je n'ai pas tué ma sœur car je suis fils unique, je n'ai pas été professeur de dessin mais avocat (de 1964 à 1975), et ainsi de suite. Ceci dit, le personnage emprunte sans doute mes traits (mais d'une manière équivoque), lorsqu'il se met à vagabonder, ce que j'ai beaucoup fait, à écrire, ce que je ne cesse de faire, à être malade, ce que je suis aussi, comme un peu tout le monde...
Pour le dessin, la lecture, l'écriture, j'étais un enfant précoce. J'ai publié trop jeune, à quinze ou seize ans, quelques nouvelles, plus tard des poèmes, j'ai écrit des romans heureusement perdus. Il a fallu que je me débarrasse de cette infecte facilité. Et justement ce n'est pas facile d'étrangler la facilité...
En vérité, j'ai eu beaucoup de chance. D'abord de naître dans un milieu social qui, pour être conformiste, n'en considérait pas moins la musique ou la littérature comme autre chose que des ornements de la vie bourgeoise. Je ne m'entendais pas du tout avec mes parents, qui avaient tout de même une autre idée que la mienne de l'existence, au point que j'étais persuadé que ma place n'était pas chez eux, que j'étais une sorte d'enfant trouvé. Ils me regardaient comme un rebelle, mais j'ai très vite conquis la liberté de lire, de dessiner, de peindre, et surtout de vagabonder. Cette liberté s'est illuminée en Hollande, dans cette famille Prins qui m'accueilli, à Ede, où il me semble avoir pris définitivement conscience de ce qui était beau à mes yeux, pas question d'ouvrir ici un quelconque débat esthétique. Pour simplifier, disons que ma sensibilité a trouvé là de quoi s'alimenter, et c'est ainsi que je ne suis pas devenu tout à fait un voyou. J'ai découvert là ce qui désormais me serait nécessaire, l'art et la vie dirais-je un peu pompeusement, l'art indissociable de la vie la plus quotidienne...
Ma condamnation, elle aussi, a été une chance miraculeuse. De nouveau je me suis trouvé dans l'obligation de conquérir et de protéger ma liberté. Ces policiers, ces magistrats qui se sont fourvoyés en me poursuivant et en me condamnant, et qui n'ont même pas réussi à entamer mon idéal de justice, je devrais les bénir. Dans la misère et l'insécurité de ce qu'il faut bien appeler une “cavale”, la littérature, la peinture, la musique, et la vigilante tendresse de ma compagne (qui m'apportait, où que je sois, avec sa présence furtive mais éblouissante, des livres et de quoi peindre) m'ont rendu à la vérité. À la paresse. Au vagabondage. Active, la paresse. Productif, le vagabondage...»
Repères biographiques :
– Né à Namur le 20 octobre 1939.
– 1951 : Découverte de la Hollande
– 1952 - 1962 : Adolescence partagée entre la Wallonie, les Pays-Bas, la Bourgogne et Florence. Puis études de lettres (inachevées) et de droit à l'Université Libre de Bruxelles.
– 1963 : Publication du premier recueil de poèmes : Goût de cendre
– 1964 -1975 : Avocat au barreau de Namur.
– 1975 : Accusé (il niera toujours les faits) d'avoir favorisé la tentative d'évasion d'un de ses clients, condamné à dix-huit mois de prison et rayé du barreau, Pirotte se soustrait à l'exécution de la peine. Petits métiers et vie plus ou moins vagabonde et clandestine dans la province française, en Catalogne et dans le Val d'Aoste.
– 1976 : Exposition d'aquarelles (saisies par la justice) à la Maison de la Culture de Namur.
– 1981 : Péremption de la peine. Retour à Namur. Publication de Journal moche. Prix anticonformiste décerné par l'hebdomadaire français Arts.
– 1985 - 1989 : Chroniqueur à la RTBF, à La Liberté du Morbihan et collaborateur à France-Culture.
Parus aux Ed. Le temps qu'il fait :
La vallée de misère (1987)
Les contes bleus du vin (1988)
Sarah, feuille morte (1989)
Rue des Remberges (Hors-commerce, 1989)
Fond de cale (Le Sycomore, 1984 - Rééd Le temps qu'il fait,1991)
L'épreuve du jour (1991)
Récits incertains (1992)
Faubourg (1997)
Le Noël du cheval de bois (1997)
Rue des remberges (2003)
Chez d'autres éditeurs :
Goût de cendre(Ed. GeorgesThône, 1963)
Contrée (Ed. GeorgesThône,1965)
D'un mourant paysage (Ed. GeorgesThône,1969)
Journal moche (Luneau-Ascot, 1982)
La pluie à Rethel (Luneau-Ascot, 1982 -Rééd. Labor, 1991 - Rééd. La Table Ronde, 2002))
Un été dans la combe (La Longue vue, 1986 - Rééd. La Table Ronde, 1993)
La légende des petits matins (Manya, 1990 - Rééd. La Table Ronde, 1997)
Il est minuit depuis toujours (La Table Ronde, 1993)
Lettres de sainte-Croix-du-Mont (L'escampette, 1993)
Plis perdus (La Table Ronde, 1994)
Un voyage en automne (La Table Ronde, 1996)
Cavale (La Table Ronde, 1997)
Boléro (La Table Ronde, 1998)
Mont Afrique (Le Cherche Midi, 1999 - Rééd. Folio, 2001))
Autres arpents (La Table Ronde, 2000)
Ange Vincent (La Table Ronde, 2001)
Un rêve en Lotharingie (National geographic, 2003)
la poésie c'est bon
pour les oisons les oiseux les oisifs
diasait mon père et tu ferais
mieux d'apprendre le code civil
moi j'apprenais le tango la biguine
à dire je t'aime en catalan
en croate en turc en polonais
aujourd'hui je ne dis plus jamais
je t'aime à personne en aucune
langue je suis là vieillissant
dans la bicoque du faubourg
frappée aussi d'alignement
sans doute le bonheur est-il farouche ainsi
que la brebis dont enfant tu voulais caresser la laine
en longeant l'étroit pré en pente oublié
sur le chemin de l'école maternelle, ne te
réveille pas encore et que ta main palpe cette
toison dont elle ne connaît qu'une tiédeur
confuse, les yeux clos gardent le trésor doucement
humide et recueille une dernière fois
la chanson du toucher sur tes paumes ravinées
Que la ville au soleil s'éveille ou se rendorme
on entend sur les seuils les ombres des défunts
timides murmurer que la beauté des mortes
comme la dentelle est dans la graine du lin
Nous ne saurons jamais de quels cris étouffés
nous naissons à la mort dans nos rêves de lymphes
ni de quels souvenirs nos lendemains sont faits
et de quels crimes nos mains nues gardent l'empreinte
Apprendrons-nous jamais quel souffle nous emporte
ou quel trouble désir de futures étreintes
mène nos jours éteints vers des nuits où les mortes
infidèles sans fin vivent leurs amours feintes
(lisant Joubert)
*
et le vent tournoyait autour des jupons clairs
et la mer se levait dans un grand souffle d’ailes
et les moulins soumis tendaient leurs toiles bleues
le ciel se déversait sur les toits éblouis
le polder était jaune et la mer était verte
elle allait répétant je t’aimerai toujours
le vent chassait le sable au cœur des rues désertes
et la mer arrachait les digues de la nuit
il n’y a que les morts qu’on peut aimer toujours
(i.m Georges Rodenbach)
Artaud
Artaud je vois autour de toi
Adamov Henri Thomas
le fragile Prevel aussi
et je te vois rôder toi-même
autour de ce déchirement de toi
mais tu n’approches qu’en silence
comme le tzigane qui offre
aux derniers clients du dimanche
un violon hérissé de cordes cassées
Artaud Antonin chien fidèle
des bars où tourne le soleil et son train
dans la laque rougie et profonde des verres
miraculeux animal légendaire
avaleur de sabres derviche malin
immortel dans la ménagerie de ton corps
l’écho des cordes cassées dure encore
la voisine parle à son chat, le soleil
aujourd’hui dimanche est absent et le ciel
grisonne autant que ma barbe vieille
d’une semaine ou deux, le chat surveille la rue
nous n’avons que le temps d’un poème écrit
à la hâte et nous serons vieux dans l’instant
où vibre un carillon sur les rangs de vigne
noirs qui cernent le faubourg de Faramand
les pigeons picorent le grésil des toits
puis un envol soudain, le mur rose éteint
du bistro comme Morandi l’aurait peint,
à peine avons-nous frôlé ce monde étroit
que le souffle trouble du soir qui se penche
nous aura dérobé l’âme du dimanche
Jean-Claude Pirotte