L'impatience du monde 3
Il arrive qu’un mot en rencontre un autre pour la première fois. C’est le début d’un poème. Mozart disait que la musique était des notes qui s’aimaient. C’est la même chose en poésie. Ne cherchez pas sous terre les fées, les gobelins, les gnomes. Ils sont dans l’encrier. Une mine de crayon est un filon de grenats, d’améthystes, d’agates. Dans le plus désespéré des silences, une parole nous prend toujours à l’imprévu. Nous ne savons sur quel pied danser mais nous pouvons danser. Une très légère boiterie donne son style à la phrase, une voyelle aveugle, une consonne bègue. À force de peaufiner la phrase, on aplatit l’image. Le mot cheval ne sent plus le crottin mais l’huile des manèges. La maison où j’habite est elle aussi boiteuse. Pas un seul angle droit ni un seul mur d’équerre. De là me vient peut-être cette façon d’écrire au fil à plomb, sans plan ni devis, à la vaille que vaille. Un érable énorme accueille des quiscales. Les plus jeunes quiscales ont l’air plus vieux que l’arbre qui doit avoir cent ans. Le bruit des feuilles se mêle aux pages que l’on tourne.
Les livres sur une bibliothèque doivent converser entre eux. D’un titre à l’autre, ils s’engueulent ou s’embrassent. Il faut savoir les disposer. J’ai vu L’Ile aux Trésors dévoré par Balzac et Freud perdre la tête dans les bras du Petit Prince. Je ne serai jamais qu’un écrivain de papier. J’ai la voix trop boueuse pour tutoyer les anges. Ma plume est une pelle dans un écrin de perles. Je n’écris pas avec des idées mais des images. On oublie très vite le journal de la veille. On se souvient toujours de sa première bille. On voit toujours la mer pour la première fois. Quand je regarde un feu, ma plume est un silex. L’enfance n’a pas un âge mais un état. Un enfant de six ans est un enfant de six cent ans. J’ai une maison mentale faite de bric et de broc. Elle prend l’air de partout mais c’est un air de flûte.
Il y a derrière le fond une forme sans fond, une lumière inconnue, le bruissement de l’origine dans l’orage intérieur. Les âmes de Gogol, je les entends toujours. Je les entends même mieux que le cri des sirènes. Certains mots sont gros et forts mais ne portent rien d’autre que le poids de l’encre. Certains sont tout petits mais traînent l’univers. Certains mangent l’abeille et délaissent le miel ou font avec des larmes un collier de soleil. Quand l’amour est menacé, il m’arrive de rentrer dans mon corps et de fermer toutes les issues comme une femme dans sa peau, cette même femme qui s’ouvre comme une huître quand quelqu’un demande à naître.
Un jour ou l’autre, notre dernier faux pas sera celui d’un squelette. Il est normal que les yeux s’embuent devant la méchanceté du monde. Quand le regard heurte les larmes, les yeux touchent le cœur. Ils vont plus loin dans l’homme chercher la part du rêve. Les mots excèdent le réel. Je crois qu’il est plus facile de choisir ce que l’on fait que d’écrire ce que l’on veut. Les mots finissent toujours par avoir le dernier mot. La vie ne sait pas toujours où donner de la tête. À défaut de voler, il nous faudrait avoir les yeux latéraux des oiseaux. Je n’ai plus toute ma tête. Les mots la mangent à chaque ligne. J’ai connu chaque ronce mais ne veux plus nommer que la beauté des roses, parler de l’herbe sous la neige, du vent derrière le mur, de la bonté qu’on cherche au milieu de la foule.
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