Michel Baglin

Publié le par la freniere

Comme tout homme debout, Michel Baglin est un homme double ; Le jour est depuis plus de vingt-cinq ans journaliste à la Dépêche depuis plus de trente ans et la nuit poète des « nuits citadines ». Né à Nogent sur Marne en 1950, Michel Baglin est arrivé en région toulousaine en 1962 où il vit épiant les mots du monde et le temps qui s’écoule. Son premier recueil date de 1974 et des lectures furent organisées à la Médiathéque de l'Aérospatiale que fréquentait son père. Il y fut dorénavant chez lui et de cette époque date notre amitié toujours vivace alors que bien des gens sont devenus des pierres sans mémoire.

Il a publié une vingtaine d'ouvrages : romans, poésies, nouvelles, essais, et a obtenu en 1988, pour "Les mains nues", le prix Max-Pol Fouchet. Un de ses romans-récits porte le titre prémonitoire alliant ses deux personnalités : un sang d’encre.
Romancier (Lignes de fuite et Un sang d’encre), il est aussi l’auteur de plusieurs recueils de nouvelles (dont Des ombres aux tableaux), de récits (Entre les lignes, à La Table Ronde. ) de deux essais (Poésie et Pesanteur et La Perte du réel) et de plusieurs recueils poétiques dont le dernier, L’Alcool des vents, a paru au Cherche-Midi éd..

Il aura créé et animé la revue Texture qui aura duré dix ans de 1980 à 1990, et qu'il a du laisser orpheline, sa barque du quotidien croulant sous les monceaux et les gravats du travail..
Partisan de l’écriture fine ses recueils "Entre les lignes" et "l’Obscur Vertige des vivants" décrivent son univers « avec cette lune qui attend dans la canal un rendez-vous ».

 
 
 

Dernières publications :

Poésie

· Les mains nues, L'Age d'Homme, 1998, préface de Jérôme Garcin.

· L'obscure Vertige des vivants, Le Dé Bleu, 1994.

· L'Alcool des vents , à paraître au Cherche-Midi

Romans - Récits

· Entre les lignes , La Table Ronde, 2002

· Un sang d'encre, N&B, 2001

· Lignes de fuite , Arcantère, 1989

Nouvelles

· Des ombres aux tableaux, SPM, 1994 (épuisé)

· Ruptures, Texture, 1986

Essais

· La perte du réel, des écrans entre le monde et vous, N&B, 1998 (Epuisé).

· Poésie et pesanteur , Atelier du Gué, 1984, réédition augmentée en 1992

· François de Cornière, Atelier du Gué, 1984

 
 

Corvée d'eau

Elle auront patienté des heures, des jours au milieu des cruches et des bonbonnes, assises sur un sac ou sur la pierre, écoutant les fontaines du temps abreuver le silence des places, l'été sous les arbres, quand l'eau promet au Sud sa fraîcheur.
Toujours ici cette besogne fut la leur. Parce qu'elles ne savent plus qu'attendre. Entre les bêtes et les gens, la vieille familiarité de choses rondes comme des outres. Parce qu'elles ne savent plus qu'attendre, avec derrière elles des charrettes, des gosses, d'autres femmes, les manèges laborieux de la poussière et de la pauvreté. Parce qu'elles ne savent plus que se parcheminer sous le fichu noir des paysannes. Et là, comme autour d'un feu, absorbées par le chant de la flamme liquide qui danse sur les jarres, remplir le jour de leur possible éternité.

 
Village

C'est donc un village de Sardaigne, une ruelle pavée de fraîcheur dans l'été.
Mais ce pourrait être n'importe où pourvu qu'y monte un éloge de la lenteur,
que les grumeaux des murs de torchis, les crépis, les lézardes y apprivoisent le jour,
qu'une vieille tour y glorifie le ciel chauffé à blanc.

N'importe où pourvu qu'un âne y passe en liberté,
que sous un porche des gosses croient rire et s'ennuyer quand toute vie se réfugie à l'ombre des regards, dans le puits noir de leurs yeux.
N'importe où dans le monde oublié des humbles, pourvu que le soleil y soit donné avec la pauvreté,
que les fillettes suspendent tressage et confidences pour interroger ce qui vient à elles du fond de la ruelle,
tandis qu'une femme accoudée à sa fenêtre veille ce pétrin de la lumière où lève la pâte du désir,
l'impatience,
l'attente dont les petits drapeaux sont une guirlande de linge qui sèche.

 
L'homme aux poules

Le quignon qu'il émiette sur la crête des poules est une offrande à sa terre. Un rayon de soleil le sacre. Une murette suffit à sa majesté.
 
Sur les hauteurs du village, chaque jour assis là, il règne sur une basse-cour vagabonde picorant à ses pieds. Un chat s'en  mêle, que le pain ne concerne pas et qui interroge quand même, les yeux levés sur le visage d'une énigme familière.
 
Méticuleusement, l'homme distribue les grains de lumière. Ce geste suffit à sa paix, et l'attente des bêtes. Dans son dos, les vieux murs l'approuvent.
 

 
Vivants

                (extrait)

Obscur entêtement
de bête à ne naître
que pour être
là,
cet être empêtré
dans la pâte de l'espèce,
fidèle et trahi,
à sa propre mort
par avance
acquis.
 
      *
 
Par avance promis
à reconnaître le poids
de l'absence,
la légèreté des présences,
l'inconsistance
d 'un passage
 
     *
 
Inconsistance de ce qui lie,
oriente, dévie
le cours des jours,
choisit
l'improbable cheminement
des circonstances
pour dégager l'altérité
du pantelant,
désemparé
vivant.
L'obscur vertige des vivants. - Le Dé bleu, 1994.
 
Icône

La télé, personne ou presque n’en avait dans notre immeuble. Pour autant, je ne me rappelle pas m’être ennuyé dans mon enfance. Pour la journée, j’avais les copains, les jeux et les bêtises ordinaires. Après le flottement des fins d’après-midi que je n’aimais pas beaucoup déjà, je retrouvais mes BD, mon Meccano surtout et mes grands projets de grues ou de trains jamais tout à fait aboutis.
Je ne sais donc pas pourquoi il m’arrivait d’aller toquer le soir à la porte de nos voisins de pallier.
Cela ne s’est probablement pas produit souvent et je suppose que la réserve de bonbons où l’on me permettait de piocher s’est vite tarie ; il n’empêche, j’en ai gardé le souvenir, plus ou moins enfoui comme souvent ceux qui comptent.
Nos voisins étaient des personnes très âgées. Ma mère, quelquefois, faisait leurs courses et j’entrais avec elle dans cet appartement maussade et sombre aux odeurs d’un autre âge. Ce n’était pourtant plus le même à la nuit tombée, quand ils m’ouvraient leur porte. Étaient-ils désargentés ? Radins ? On n’allumait en tout cas l’électricité chez eux que par absolue nécessité. C’est donc dans un appartement ténébreux que je pénétrais.
Mais, tout au fond, dans la salle à manger, brûlait une lampe de chevet posée sur la table. Elle n’était pas assez puissante pour éclairer la pièce, juste un peu d’espace dans la pénombre – et le livre sur lequel le vieux était penché.
J’entrais et suivais la femme qui retournait s’asseoir dans le halo jaune et pauvre où, pour m’ouvrir, elle avait abandonné son tricot. Ou quelquefois, elle aussi, un livre. Le vieil homme interrompait sa lecture et m’embrassait, puis replongeait dans ses pages après m’avoir dit quelques mots.
Je suçais mon bonbon, m’attardais dans l’espoir qu’on me tendrait à nouveau la bonbonnière pour en prendre un second, un troisième peut-être, sans quitter des yeux les deux vieux, immobiles sous la lampe.
Je crois bien qu’ils me fascinaient.
La tête du voisin accoudé à la table reposait sur sa main. De l’autre, lentement, il tournait les pages d’un de ces ouvrages jaunis que je le voyais parfois ramener de la bibliothèque. Il avait de grosses mains, des doigts crevassés et malhabiles dont il mouillait régulièrement le bout à ses lèvres pour décoller les feuilles d’un papier mal vieilli. Celles de son épouse, ancienne couturière, étaient déformées par l’arthrose et reposaient, comme mortes, sur le livre qu’elles maintenaient ouvert sur ses genoux.
Je constatais rapidement qu’ils oubliaient déjà ma présence : les bouquins qui les absorbaient étaient plus forts que tout.
Leurs silhouettes, je les devinais plus que je ne les distinguais. Seuls leurs visages creusés d’ombres émergeaient de l’obscurité, leurs mains et, au cœur de cet îlot de clarté, leurs livres, qui recevaient la lumière.
Je n’ai plus le souvenir des pensées qui pouvaient alors me traverser l’esprit, je suppose qu’elles devaient procéder de l’étonnement. Que pouvait bien receler ces objets de papier pour captiver ainsi deux êtres au crépuscule de leur existence ? Pour que toute vie parût s’y résorber ?
Il ne s’agissait pas de s’instruire, comme on disait à l’école, ni de découvrir les nouvelles, comme le proclamait mon grand-père en ouvrant le journal. Ni même de ce plaisir léger, fugace, que j’avais vu éclairer le visage des lectrices de magazines dans les salles d’attente des médecins et des dentistes.
Non, quelque chose de plus grave se jouait là, de plus secrètement jubilatoire aussi, qui me rappelait ce drôle de mélange de sérieux et d’allégresse que j’avais entrevu dans les regards des amoureux.
Des livres, il y en avait aussi à la maison et j’avais observé souvent mes parents les ouvrir, y entrer ; mais à la moindre sollicitation, ils levaient encore le nez. Tandis que chez nos voisins, je les découvrais réellement à l’œuvre, les livres.
Et je n’aurais pas su dire si les petits vieux d’à-côté s’y abîmaient ou s’ils y survivaient de quelque façon. Si les pages lentement les vampirisaient ou si elles leur communiquaient, tout au contraire, un dernier souffle vital, la chaleur qui manquait à leur appartement silencieux...
Aujourd’hui, quelques décennies plus tard, je les vois encore, figés et pourtant bien vivants sous la protection de l’abat-jour à franges, et je ne sais toujours pas ce qu’ils signifient. Ou plutôt ce que veut me dire ma mémoire en les conservant comme une icône défraîchie. Mais en songeant à eux, j’espère toujours un peu que mes histoires, ma poésie, les phrases que je lâche sur les chemins sans savoir très bien qui elles cherchent, trouveront peut-être quelque part des lecteurs semblables à ces deux petits vieux, qu’elles sauront retenir ainsi sous la lampe, au bord de la pénombre, jusque tard dans la nuit.

(Inédit. Extrait de Chemins d’encre.)

Michel Baglin
 
Son blog : http://baglinmichel.over-blog.com/

Publié dans Les marcheurs de rêve

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