À défaut d'autre chose
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e dernier homme sur terre saura-t-il qu’il a vécu ? Je cueille des étoiles à défaut d’autre chose. Chaque phrase en cache une autre. Les mots font partie d’une très grande famille. Des images voltigent autour de mon crayon comme des mouches à feu. Mon cœur flotte à peine dans l’eau des métaphores. On est toujours trop petit ou trop grand pour sa peau. Je poursuis ma route dans les choses qui manquent. Je dois me fabriquer des jambes pour sortir des mots, retrouver le sentier. J’aurai des pattes mouillées comme un gros chien pataud au lieu des pattes de mouche. Depuis tout petit que je traîne une ficelle avec rien au bout. Quelques mots s’y accrochent parfois, des fantômes, des gestes. Il faut parfois cirer le tiroir du cœur. Il ne coulisse plus. Le sang se fige en souvenirs. Je ne fais jamais rien. Je l’ausculte. Je le pétris pour en faire quelque chose. Ça fait parfois des braises, des étincelles, des étoiles, un peu de sable, un peu de ciel.
Parfois, les images s’étirent, les métaphores grossissent. Il faut forcer pour ne pas qu’elles s’échappent des phrases. Le prénom du matin s’empêtre dans ses lettres. Le o devient le b et le reste bafouille. C’est en marchant que j’attrape les mots. Il y en a au ventre plein d’espoir, d’autres usés jusqu’à l’os, des mots en forme de lèvres pour embrasser la vie, des phrases en pain d’épices, des paragraphes en bois qui laissent des échardes. Je les ramasse pour colmater les trous de mémoire ou renforcer le rêve. Je les porte à ma bouche et les mâchouille jusqu’au coeur sans cracher les pépins. Quand je perds mon temps à faire parler les choses, une pile de mots remplace les heures. Un livre s’ouvre comme une porte. Plein d’idées sortent en pagaille au milieu de la vie. Quand il ne restera plus du monde que les grands titres, elles serviront de pain. J’avance en piéton entre les majuscules, les parenthèses, les trottoirs, cherchant dans le banal les plus petits miracles. Sur le bois d’un crayon, les 21 grammes d’âme pèsent plus qu’un fusil. Le soleil se lève peu à peu. Un crâne se dessine sous la peau de l’aube. Un pas de danse agite l’horizon. Je ne veux pas de pont pour traverser l’abîme mais les ailes d’un ange.
Sorti du livre, je me secoue comme un chien hors de l’eau. Je me redresse. J’écris de bout, de but en blanc, de bout en bout, du bout des lèvres au bout des mots, du bout de phrases au bout des pages, du bout du bout au bout du temps, du bout des doigts au bout des choses, du bout du pied au bout du monde, du bout du cœur au bout de l’âme, du bout des mains au bout des gestes, du bout du jour au bout du siècle, de mon être de chair à mon avoir de rêveur. Avec mes propres rails, je poursuis Cendrars sur le Transsibérien et les moujiks avec Dostoïevski. Quand il ne reste de la soif que la paresse du verre, je retourne à la source, les paumes en gobelet. Mes idées marchent pieds nus dans le sable du crâne. Mes images ressemblent à des querelles d’oiseaux. Pendant qu’un arc-en-ciel ravive ses couleurs, les yeux sur un écran avalent des couleuvres. Dans le froid des rapines, je protège le feu avec des mains tremblantes. Je tutoie les racines, les pierres, les semences. J’apprends à mes oreilles le langage du vent, la langue de la sève sous l’écorce des phrases. Je regarde la mort avec des yeux d’enfant. Chaque main est une bibliothèque de gestes, une mémoire ancestrale. Appuyé au papier comme une tache d’encre, j’avance mot à mot, cherchant l’âme à tâtons.
La chair qui manque à Dieu, j’en ai fait mon credo. Je prie des doigts sur un tambour de peau. Dans l’escalier du cœur, je suis resté assis sur les marches d’enfance. J’écris femme avec deux mains mais j’écris homme avec deux poings. J’avance habillé de mes muscles, une main sur le cœur, un doigt sur le chapeau, ma tête contre les murs. Sous le pinceau du peintre, le néant se colore. L’invisible apparaît, le léger rose avant le crépuscule, la blancheur des racines, la chlorophylle sous la tige, l’écho de l’air qui traverse nos gorges, le bourgeon des regards dans le langage de la vue. Chaque jour se remonte comme une boite à musique. Sur le fleuve des mots, les ponts tiennent par un fil. Sur le cahier des jours, la neige tombe à plomb, la pluie pisse de l’encre, les images s’impriment.
Entre la grosse tête et le cœur gros, toutes les phrases changent de ton. Lorsque marcher creuse du vide, je m’accroche aux nuages. J’interpelle à voix d’homme le vol des oiseaux. Je ne demande rien. Les mains vides m’apportent ce qu’il faut de chaleur. Le temps s’étrangle avec ses propres mains, les mains malhabiles des heures, les doigts trop courts des secondes. Des petits caractères aux grandes majuscules, la gueule des mots vient boire au bord de l’eau écrite. Peu importe où l’on est, il nous reste toujours la moitié du chemin. Avec un ou deux mots, on peut construire un pont sans connaître la vis, faire de l’impossible avec un fait divers, un ruisseau de verdure au milieu des cailloux. Le point de croix des insectes qui recousent la terre, l’éclosion d’une fleur, la chute d’une feuille, le motif des vagues, le vol d’un papillon ne changent rien au score, au conseil des ministres, à la crise du pétrole. De là leur importance. Chaque seconde porte en elle le poids des millénaires.