À défaut d'océan

Publié le par la freniere


La route est dite par les pieds, la mort écrite par les vivants. Le Richelieu se souvient-il de moi, avec ses vieux saules pleureurs, avec ses trous de barbottes ou d’achigans, ses petites plages secrètes, le quai de Monsieur Blain et sa chaloupe Verchères ? Je m’y suis tant baigné. J’ai failli m’y noyer. J’ai avalé son eau que je crache aujourd’hui dans une gorgée de mots. Quand le ciel se déverse, quand le ruisseau déborde, quand la terre s’entrouvre, il ne s’agit toujours que de reprendre pied. À défaut d’océan, je nomme la rivière, la rosée et même le verre d’eau. Quand les mots sont debout, je les laisse passer. Il m’arrive d’écrire beaucoup plus haut que moi.


Il me fallait cette eau, la montagne au-delà et le sous-bois derrière pour être ce que je suis. Il me fallait ces rives, sa petite île et ses crapets soleil pour écrire aujourd’hui. Il me fallait le roc, l’herbe verte et la neige. Il me fallait ces fleurs, ces oiseaux, ces nuages. Au passage des oies, j’entrevoyais ma vie dans le V de leur vol. Ceux qui ont vu la grotte au flanc du Saint-Hilaire et griffonné ses flancs portent une fée au cœur. Les pôles magnétiques s’y rencontrent la nuit. Ce que disent les livres sait à peine la vie. J’apprends avec les larmes, les brins d’herbe, l’orage. Le petit peuple des brindilles m’a toujours fasciné, tout le cristal du monde dans une goutte de rosée, les pas de fée sur le corail, le bruissement des insectes autour d’un arbre mort.


Les racines alimentent le rêve des érables, toute une vie de sève refluant sous l’écorce. Toujours le chant d’un merle chatouillait le sérieux, le vol d’un papillon, les grands yeux des grenouilles, les feuilles égarouillées sous la caresse du vent. Étendu sur la mousse, je rêvais l’impossible, et je le fais encore, couché sur du papier. Je remonte en pensée jusqu’à l’île Goyer, là où le Richelieu se perd dans ses méandres. J’ai voyagé depuis sans aller aussi loin que dans l’œil d’un merle.


L’enfant tire sur un fil et c’est tout l’horizon qui déroule son rire. Il joue avec ses doigts. Il touche à tout avec le vent. Il ne regarde pas les fleurs, les abeilles, les ombres dans les bois. Il les habite. Il se confond au vent, à la neige, à la pluie. Il voit la sève qui se cache et parle aux grains de sable. Quand il suce un glaçon, il embrasse la terre. On ne sait pas quand se brise son lien avec le monde entier. Est-ce l’école, le salaire, l’idéologie ? On a beau voyager, même la grande aventure est devenue petite. On troque l’émerveillement pour la course aux dollars. On quitte le miracle par la porte d’en arrière. Je veux garder toujours l’espérance de l’herbe, la certitude du froid, retrouver en moi un tout petit jardin où regarder la lune, où parler aux étoiles et boire l’eau du ciel avec les mains nues. Nous sommes ce que nous sommes, ni l’espace ni le temps, mais une petite parcelle de ce qui les anime, un atome de lumière ou une ombre au tableau.


Mon jardin d’enfant est devenu béton. Je m’ allège en écrivant pour ne garder que la lumière. La terre a ses marées comme la mer ses chemins. Le temps monte et descend. L’espace rajeunit à chaque nouvelle naissance. Les fleurs s’étonnent quand elles s’ouvrent au soleil. Dans ses racines en forme d’oiseau, un arbre rêve de s’envoler. De ses branches en bras de chemise, il fait signe aux oiseaux. Il me fallait ces fleurs. Il me fallait cet arbre pour entendre la vie, l’appel d’un coucou, la terre labourée. Il me fallait partir pour revenir aux mots. Ils sont comme ces anges dans les tableaux anciens, ni tout à fait présents ni tout à fait ailleurs. Ils sont comme la lune réverbérant le soleil.


Pourquoi suis-je venu ? Ça sent le pétrole, ici. Le Richelieu s’ennuie sous les hors-bords géants. Ses rêves crèvent à la surface comme des poissons malades. Les belles épaules du vent n’ondulent plus sur l’eau. Elle est finie la danse des lucioles. Elles ont pris le bord de la dompe et se cachent des hommes. «Je suis un désert !» se plaint la rive envahie par le fer. Ce que je cherche n’est plus là. Dorénavant sans terre maternelle, je pose mon regard au niveau des nuages. Le blanc des yeux est un immense paysage. Il ouvre sur l’abîme. J’y traîne un cheval, une brouette, une échelle. Quand je ne vois plus rien, j’invite la parole. J’invente un paradis. Je dessine un oiseau. Même isolé du monde, les mots sécrètent un lien entre les autres et moi. Le squelette du premier homme est lourd à porter mais il nous tient debout.


On n’arrive pas indemne au bout de la journée. Chaque seconde punit la précédente. Un jour ou l’autre, le bois du lit s’endeuille et le sapin porte le mort. Quand je penche la tête, les mots dévalent si vite, je dois courir d’une marge à l’autre. J’ai toujours voulu partir sur un cheval de bois, à vélo, en train électrique, en cerf-volant. J’ai voyagé partout, su’l pouce, à dos d’âne, en avion. J’ai traversé la mer, le désert, la toundra. J’ai atteint le Grand Nord mais je ne suis jamais aller plus que le bout d’un crayon. Il restera toujours une herbe pour le mot, une encre pour le dire et transformer le temps en petits signes noirs, un champ dans le regard, un matin pour aimer.


Publié dans Prose

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Commenter cet article
A
<br /> Ta poésie est comme une amoureuse, elle nous prend, ne nous lâche plus et pourtant nous nous sentons plus libre qu'auparavent. Bien à toi, cher homme irremplaçable,  André<br /> <br /> <br />
L
<br /> <br />   J’ai voyagé depuis sans aller aussi loin que dans l’œil d’un merle, c'est lorsque l'on entend de tels mots que l'on peut<br /> tendre l'oeil à toutes les tempêtes, surtout celles qui ne peuvent pas mieux tomber. Merci pour le voyage sur le Riche-Lieu...<br /> <br /> <br /> <br />