À l'ombre d'un chapeau

Publié le par la freniere

 

Nous dormons tous sur un champ de mines. On joue avec la mort. L’espérance est exsangue. Des milliers d’exploités, de femmes battues, d’enfants estropiés parcourent ma langue. Les cris des abattoirs transpercent mes tympans. Entre ce que nous savons et ce que nous sommes, un écart se creuse. Le pont des mots n’arrive plus à joindre les deux rives. À l’ombre d’un chapeau, j’ajuste mes lunettes. J’aimerais croire qu’une virgule, une pensée, un pinceau, une corde pincée, puisse transformer le monde. À force de paperasse, de matricules, de lois, on se laisse déposséder, jusqu’à n’être plus personne. On reste à la périphérie de l’âme, prisonniers dans le discours des choses. À force de n’être jamais libre, on n’est plus qu’une poussière sur un parterre de peur.

La nuit court, ce matin, dans ses vêtements trop courts, un manteau d’heures sur le dos, plein de trous de mémoire. Elle ne veut pas dormir. Elle me laisse du noir dans les mains, des rêves dans un pot de café. Ils font des bulles dans le capuccino. J’ai bâillonné les ondes. Les discours quotidiens nous empêchent d’écrire. Il faut forcer le ton, briser la ligne amnésique des slogans et des publicités polluant le silence. Je n’écoute plus tous ces mensonges. Je m’accroche aux images simples de l’enfance, à la métaphysique des fleurs, à la scansion du vent. Je fais des ready-made avec les lieux communs. En retournant la veste du langage, les coutures apparaissent, les accrocs, les taches de sueur. Les anges qui n’ont pas d’ailes apprennent à voler. Les mains fleurissent sur la tige des bras.

Je serais déjà mort sans mes enfants à dire, sans une morte à chanter, une vivante à aimer. Je serais muet sans le chant des oiseaux. Je serais déjà vendu sans un grain de révolte. Je ne saurais plus lire sur le visage d’une main. Je serais sans espoir sans les mots pour amis. Comment tiennent-ils debout ? Même couchés sur la page, ils redressent l’échine. Je ne compte plus mes pas. J’avance sans faire l’élastique. Je préfère la nausée au verbiage hypocrite, celle des femmes enceintes ou des mots en révolte. Ceux qui possèdent nous dépossèdent. Le savent-ils qu’une nouvelle Mercédès tue des milliers d’enfants, que leur garage chauffé l’hiver nous fait mourir de froid ? Le barre code a remplacé la génétique. Le rêve perd sa voix dans l’inventaire des DOS. Du catholique au cathodique, la finance mène encore le monde. Je m’accroche à ma langue dans un Babel numérique. Elle est comme une échine pour redresser l’espoir, une rosée dans l’encre, un livre de poèmes oublié sur un banc, une source d’eau vive hors des sentiers battus. Il n’y a pas de poème sans amour ni de vie sans magie.


Publié dans Prose

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