À la mine
La pluie laisse des traces sur le sol, des preuves de bonheur sur le sourire des fleurs. Je ne veux plus des mots avec rien au bout, des phrases mal cadrées louchant vers le néant, des a trop durs pour l’amour, des o trop lourds pour voler, des m sans murmure, des s sans musique, des paroles sans viande, des colonnes de soupirs ne soutenant plus qu’un vide, des machines à magie enrayées par l’argent, des lignes à genoux devant le capital, des oui qui se refusent, des toiles délavées sans images de fond, des oreilles trop lourdes pour le chant des oiseaux, des baisers de Judas sur la joue des enfants, des caresses trop grandes repliées sur la peau comme des ailes inutiles. Debout parmi les opprimés, je me taille à la mine un chemin de cailloux dans le grand marécage. Je me souviens de tout, la mort du grand-père, la naissance des mots, le passage des trains, la craie sur le tableau, le sang sur les étals, le feu sous les verrous, les doigts pris dans l’étau, les oiseaux qui pleuraient sur la paille d’un nid, l’âme noyée au fond des verres, l’aiguille dans les veines, le froid sur la galerie, les trous dans le cerveau, les idées mises en boite, les rêves mis en fuite, les cœurs mis en joue Je me souviens des miens semblables aux vôtres, des matins bleus sur le béton, des soirées mortes à la télé. Je me souviens des autres pareils à moi, du travail à la chaîne, des fins de mois sans sourire, des accolades brisées par un habit trop petit. Je suis bien de ce monde. J’appartiens aux sueurs, aux larmes, aux ecchymoses, à la bave des jours. J’appartiens à la vie qui ne veut pas pourrir dans un confort abstrait. Je vais où ne vont pas ceux qui restent assis. Ce qui semble hors d’atteinte détermine ma route.
L’homme n’est pas le centre dans le cercle de vie. Quand les pendules ont des échardes, les heures saignent comme ses doigts agrippant la mémoire. Ce ne sont pas les mots qui manquent à la vie, plutôt la vie qui manque dans les mots. Avant d’écrire, on est d’abord un homme. Je cherche l’eau de pluie dans la saison mentale, la chaleur du sang derrière les écrans, les lèvres du sourire sous le plâtre des masques, le tremblement des mains à travers le grillage, un peu d’herbe têtue dans les mauvaises nouvelles. Le nom d’une femme éclaire la ligne d’horizon, le nom de mon amour, le prénom de la vie, l’alphabet qui s’étire de ses hanches à ma main, de sa bouche au baiser. Je pousse des cailloux avec ma pensée, des images avec mes mains, des mots avec mes pieds, des nuages avec mes yeux. Il y a dans les livres des trous qu’on ne voit pas, même en tournant la page. Quand on lève la tête, une phrase nous reste étampée sur le cœur, une image qui nous suit dans la course des heures, une image qui colle on ne sait trop à quoi, la forme d’un loup dans les feuilles d’un arbre, sa proie dans les nuages, une abeille de papier dans les fleurs du tapis, une route de campagne entre les signes de musique. Les choses qu’on oublie finissent par peser, plus présentes que jamais. En cherchant ce qui manque, on oublie ce qu’on a. On jette, on met de côté, on accumule, on donne, sans savoir ce qu’on veut. On s’accroche à la rampe sans voir l’escalier, les marches qui descendent, les marches qui remontent. On a du mal à suivre le fil de l’histoire. La vie est là, pourtant, qui frappe à la fenêtre et fait grincer les meubles. J’en ramasse les rêves entre les pages d’un livre. Je me ramasse en boule au ventre de la terre pour mieux me relever. J’apprends la vie par le noyau. Je prends la mort par le bras et je m’en vais libre des choses caresser l’horizon. Je prends à bras le corps le langage du monde.