Autour d'un noyau d'âme
Certains poursuivent les portes qui s’enfuient. Ils ont besoin de gonds, de gants, de guides. Prodigues du sang des autres, de statistiques sans visage, ils ne vivent plus sans sous-titre. Il n’y a pas de premier mot. Il n’y a pas de dernier cri. Quand tout a faim autour de moi, je ne cherche pas à manger mais l’accolade du pain. Quand tout a soif autour de moi, je ne cherche pas la vigne mais l’ivresse d’aimer. Je ne suis pas monté par l’échelle de Richter mais celle des matous courant la galipote. Le vent qui passe entre nos doigts est notre seule certitude. J’écris avec le cœur au bord des lèvres, les orteils en danseuse, une enveloppe de peau autour d’un noyau d’âme. Le rêve devient réel en cours d’écriture. J’habite sans vergogne un poème de Borgès, sans papier, sans flafla, sans autre visa que le visage de mes mots. Mes paupières culbutent plus loin que les images. Il n’y a pas de ligne droite, de musique sans croches, de vie sans anicroches. Je suis de la parole comme on est de sa peau. Je suis du verbe aimer comme on est d’un pays. Sans savoir où aller, à chaque mot, à chaque bruit du cœur, je fais un pas de plus.
On ne lit pas la pluie mais ses traces de pas, ses trajets familiers traversant notre soif. Il suffit d’un grain de sable pour écrire, d’un caillou sans gloire, une main offerte au vent, la gorge minuscule d’un bourgeon. Le papier peint ne cache jamais que les barreaux d’un mur. Fuyant les hématomes sur les murs, les cicatrices des meubles, je sors prendre l’air. Les nuages sont bas. Le ciel a mis sa cape de pluie. De tache aveugle en tache d’encre, je déchiffre du cœur le braille des caresses. Il est toujours trop tard, jamais trop tôt. Il est toujours possible. Le désespoir s’use comme le reste. Ce qui soutient le monde soutient l’inespéré.
La poésie fut la première parole. Avec les échanges, la prose vint tacher les murs de Lascaux. Le chant des hommes se perd dans la publicité. Il n’y a plus d’oracles mais des preachers de foire. La terminologie a remplacé le souffle. Les Pythies sont en solde dans les supermarchés. Je ne suis qu’une boue qui écrit, de la terre mouillée par les larmes des hommes. Ma plume chargée de mots touche la page blanche comme un doigt de soleil la terre vaginale. J’oppose la solidarité des larmes aux soliloques à balles. Le bec d’un crayon fait le ménage d’un nid métaphorique, tirant les vers du nez, réparant les pieds plats dans le menu des mots. J’ai toujours cru que j’écrirais en braille. Je n’ai jamais appris le braille mais il m’arrive d’écrire dans la nuit, à la lueur de mes yeux. Les mots servent eux-mêmes de lampes.
J’habite au nord-ouest de ma main, au bout du petit doigt, blotti contre les mots, un pied dans chaque phrase. Où vivre ailleurs que dans les heures, le rien, le nulle part, l’infini ? Tout nous habille de pourquoi. Les années s’empilent l’une sur l’autre et toujours quelque chose nous pousse vers l’abîme. Dans un monde de batteries déchargées, le cœur apprend à pédaler. Je bivouaque dans le jardin des morts. J’ai planté mes mots entre deux tombes et je m’accroche aux phrases. Le vent reste coincé entre les parenthèses. J’écris à deux notes du silence, à deux pieds de la route, à deux pas de l’abîme, créant un léger décalage entre le monde et moi. Mes yeux vides se remplissent. Des millénaires d’histoire dans un simple caillou. Sans le faire exprès, j’attrape un ange par les cheveux. Il sourit avant de disparaître.
Je touche d’un seul mot tous les pôles du monde. J’ai beau regarder de tous mes yeux, je vois plus loin avec les mots. Je n’ai jamais écrit que pour ouvrir la porte. Il n’y a pas d’absence mortuaire. Ce sont les morts qui me soufflent les phrases. Une question demeure ouverte. Toujours. C’est la porte où pénétrer le monde, la rampe où tâtonne la main, la fenêtre qui bat, la flamme qui oscille. J’ai apporté du pain, une confiture d’images, un croûton d’espérance. Seule une fraise sourit dans le panier d’idées. Elle embaume le sens. Un groupe d’enfant traverse le cimetière qui donne sur le lac. Les enfants se baignent avec l’eau des morts comme je le fais dans l’eau des mots. Ils en sortent en riant, plus vifs, plus vivants, des étoiles dans les yeux.
J’écris dans le pays des morts, avec mes os, mes bras, mes gestes. Je suis venu pour écouter la terre, faire passer la vie dans le courant des mains. J’ai soif de beauté, d’amour, de bonté. La parole qui se détache du corps ne laisse que du plein. Chaque mot est un baiser sur la bouche du silence. Je suis assis sur un banc, les mains à plat sur un cahier. Le blanc des pages me saute aux yeux. Je bois l’âme des lieux à même les racines. Les mots des morts s’inscrivent sur la page avec les mots des anges. Les mots suspects s’éclairent et deviennent sagesse. Je cherche la place de l’homme entre la terre et les racines, entre hier et demain, entre le ciel et les étoiles, entre l’ange et la bête.
Le fil des évènements se trame à notre insu. Je ne sais quel pollen, quelle poussière d’or s’échappe des tombeaux. Sur les fleurs séchées déjà depuis longtemps, quelques abeilles butinent encore. Les riches meurent avec leur or. Leurs âmes trop lourdes pour voler ne quittent pas l’humus. Elles comptent les pissenlits comme d’éternels avares. Des farfadets s’amusent entre les croix de bois. On durait des lucioles qui brillent en plein jour. Je leur lance des mots comme on nourrit l’espoir. Les mots sont beaucoup plus qu’une viande à parole. Ils servent quelque fois de machine à magie. Quand on écrit amour, le noir de l’encre devient bleu. Le papier s’adoucit. Les voyelles caressent les consonnes. La robe de l’instant s’entrouvre et dénude la vie. La vacuité perd pied devant la transparence. La pensée n’est plus là. Une végétation d’images fait respirer les yeux. Quand je manque des mots pour traverser l’abîme, ma cervelle accueille la pensée des arbres, une fièvre d’oiseau, toute l’eau du lac Williams, La Grande Baune de Michon, les rapaillages de Miron. Il y a des jours où le simple fait de respirer est comme une prière qu’on poste sans adresse. Dans chaque cimetière, un chemin des amoureux laisse éclater sa joie.