Avec le foie d'un autre
Des sacs de sang lourds nous courbent les épaules. Des paroles blessées nous colorent les lèvres. Les écrans numériques, les télés, les vitrines agenouillent tous les hommes en troupeaux. J’ai tant volé de mots à l’étal des rues, finirais-je ma vie avec le foie d’un autre, une langue étrangère, le cœur d’un enfant, la peau de chagrin du temps ? Quand ce sera bien mort la vie, quand ce sera la lune sans lumière, quand ce sera sans voix, quand ce sera bien clos la bouche, les yeux, le reste, quand ce sera silence au milieu des grillons, à qui parler, pour qui parler ? Mais si le fil tient, si le suicide a son contraire, je sèmerai partout mes pièces détachées. On n’écrit pas ce que l’on veut écrire, pas plus qu’on ne lit ce que l’auteur écrit. On réinvente son livre à chaque phrase sans changer un seul mot, mais on change leur sens, la couleur des images, l’habit des métaphores. Un homme qui écrit n’est jamais seul, encore moins seul qu’un homme qui lit. Entre les mots, sous le pinceau, entre deux notes ou deux couleurs, la maladie de vivre se transforme en santé. Ce qu’il y a d’inutile transcende l’utilitaire. Lire les journaux avec une semaine ou deux jours de retard rend compte de leur futilité. Je me méfie de ceux qui pensent tout savoir. La moindre réponse étouffe l’infini. Je m’adosse au dos des questions, à l’épaule du doute. Je n’accorde pas beaucoup d’importance au possible. Je cherche l’impossible. Il ne faut pas oublier les petites choses de la vie, les petits pas, les rires sous le boisseau, la peau de banane, les petits riens, la lettre qui s’échappe d’un vieux livre oublié, l’échelle d’un bas noir, le caillou dans un bas, la souche obstruant le sentier, l’écharde sur la rampe, la phrase tombée du lit qu’on ramasse au matin, un cube d’alphabet oublié sous la table, l’abeille dans l’oreille et la paille dans l’œil, le dernier mot d’un mort, le premier d’un vivant. Si tout parle, si tout se dit, les arbres, les cailloux, le paysage, les orages, l’homme est le seul à pouvoir dire l’homme. Ce qui permet de mourir avant sa mort devrait permettre de vivre après sa mort. C’est de là qu’émerge la parole. Comme les feuilles parlent aux arbres, à la parole de l’autre, il faut bien rendre la pareille et faire du silence un peu plus que l’écoute.