Avec les morts et les vivants

Publié le par la freniere

 

Je vis partout et nulle part avec les morts et les vivants. Je tends des ponts de l’un à l’autre, des passerelles de vent, des arcs-en-ciel entre les marges, du presque pas au presque plus. Le bois des mains clouées aux portes, j’en arrache les clous. Quand j’ai mangé mon premier mot, j’ai roté une phrase. La neige quand elle tombe fait le bruit du silence. Le regard tangue comme une chaloupe chargée d’eau. Les cils écopent le blanc du paysage. L’odeur des mitaines fond sous la chaleur des mains. Le bruit du temps se mêle à la cassure du gel. Les branches fondent en larmes. Les arbres reverdissent. La mousse des moineaux recouvre les gerçures du gel. Le temps ouvre ses mains à la jointure des saisons. Les blessures apparaissent à la fonte des neiges que la sève cicatrise. Les bourgeons s’ouvrent comme des yeux d’enfant. La vie se rafistole un cœur sous la poitrine du vent. Je vois monter la brume sur le côté du lac.

 

Je n’arrive pas à lire l’encre blanche du matin entre les branches mortes.

Les grands arbres s’étirent comme on sort de son lit. Les bancs de neige qui fondent engrossent les rivières.  Je prends le large sur les mots. Je laisse l’étroit entre les murs. Chaque parcelle de beauté contredit les comptables. Le rêve et le rêveur ne sont jamais synchrones. La seconde du réveil les sépare toujours. À tous les trous de mémoire, les mots répondent par des questions. L’amour que nous n’avons pas eu alimente la haine. La haine que nous dénonçons laisse place à l’amour. Un peu de vent sur les chemises du temps laisse à nu les secondes. Il ne faut pas grand-chose pour être heureux, tant de travail pour être malheureux. Le vent, la neige, les étoiles me suffisent. Le cœur est un petit moteur sécrétant l’espérance. Il la diffuse dans le corps et la main du semeur. D’un voyage à l’autre, je reste de la race des arbres. Autant dans l’immobilité, je suis de celle des fleuves. Les mots n’ont pas les mains liées mais donnent tout leur espace aux gestes.

 

On signale une fuite dans la boite crânienne, des neurones en folie qui font la sourde oreille. On a tout détraqué. On prend  l’infâme pour l'infini, la monnaie pour le pain, la paix pour une colombe, les vautours pour des sages, les vieux pour des clients barguinant leur tombeau. De plus en plus d’enfants meurent de faim, mais on fabrique encore des menottes et des talons-aiguilles. Quand l’homme se vend au plus offrant, c’est la nature qui paie le prix. De la laine au fortran, de la messe basse à la haine, de l’entêtement du pic bois au pic des démolisseurs, de principes en précipices, le paysage empire. On ne change pas de peau sans y perdre son âme. On ne change pas le temps sans modifier l’espace. Derrière la parole, des frissons percutés de plein front, derrière les coffres forts, une tête de vautour, derrière les écrans, des têtes de marionnettes, au milieu d’un champ de mines, des enfants s’amusent avant de perdre un bras, dans les stades où l’on entasse les rebelles, les soldats jouent au foot avec une tête de mort. Des sports aux petites annonces, le sang se fige en encre à la rubrique nécrologique. De l’horoscope aux grilles horaires, le sens des mots s’efface sous la publicité. Sur la tourelle d’un char d’assaut, un bras nu pointe encore la beauté. Lorsque la vérité s’est fracassée, on n’a trouvé que des éclats de rire sous les larmes du pire. Les étalages de marché offrent des tirs de roquettes. Le taux de plomb dans le sang grignote l’espérance. Les femmes en cuirette se dépouillent d’elles-mêmes. Les hommes en uniforme ont des yeux de fusil et cachent leurs larmes dans les armes. Les tissus brûlent sous l’ombre nucléaire. Les mille-pattes à moteur détruisent l’horizon. Dans la disparation de l’amour, une grande vente de sperme est à prévoir. Dans la chaîne alimentaire, tout est question de confiance. Quand les oiseaux tombent du ciel sans raison, la main de l’homme n’est pas loin, un doigt sur la gâchette d’une bombe insecticide, un bulldozer au bout des pieds. Les hommes voyagent de plus en plus seuls. Lorsque les meurtriers se transforment en bombes humaines, les autobus se vident.

 

Il est difficile de réchauffer les mots avec la bouche pleine de froid, de retrouver sa route parmi les trous de mémoire. Des hommes se couchent. D’autres se lèvent. Certains tapotent sur un ordinateur. D’autres rabotent un poème comme une planche de pin ou tartinent leurs mots sur une tranche de pain. Je ne sais rien. Je m’égare dans la mémoire du rêve. J’interroge la pluie, la larme sur la joue, l’écorchure au genou, le minuscule, le petit. L’infini se trouve partout. Très loin de la course contre la montre, je voyage par le glissement des continents, la fonte des neiges, la montée de la sève, les questions sans réponse. Il y a tant de vie derrière les tableaux, les sculptures, les hommes. Quelque chose de trop pour nous, de trop haut, de trop beau, quelque chose d’absent nous offre la présence. Il faut savoir s’habiter avant de s’habiller. Les vêtements des mots exigent un corps pour vraiment être nus.

Publié dans Prose

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