Avec mes ongles d'opprimé
Il ne faut plus se taire lorsque l’enfance porte un treillis de combat, un fusil bien trop grand, lorsque l’amour titube le corps criblé de balles, les bras coupés à l’arme blanche. Je griffe tous les murs avec mes ongles d’opprimé, mes ongles de cellule, mes ongles d’outre-vie. Je n’ai pas fini de naître, de relever la tête, de brandir un poing d’eau dans les buissons de cendres, de ramasser dans l’ombre des pétales de lumière. On manque de caresses pour déclouer les mains, de tendresse en partage, de muscles pour ramer, de mots pour dire aux kamikazes de Dieu qu’il n’y a pas de paradis ni de vierges en offrande. Je ne crois pas aux modes d’emploi, aux formules toutes faites, aux machines à rêver, au salaire, au crédit, aux chèques en blanc signée avec le sang autres. Je crois à l’impossible, aux oiseaux fusillés qui reprennent leur vol, aux hommes qui sont libres, au pain que l’on partage, aux gestes de l’amour, au sang versé en vain qui retrouve sa route, au soleil qui brille dans les faubourgs de brume, à la détresse des bêtes devant la débusqueuse, à la mort des abeilles parmi les pesticides, à l’âme dont on se moque dans les coulisses du pouvoir, au libre amour des arbres, des femmes, des oiseaux, au cœur des enfants dévorant l’inconnu.
Il nous faudra marier les cèdres du Liban aux thuyas d’Amérique, les aigles aux hippocampes, l’espoir aux libellules, les pastels d’été aux manteaux gris d’automne. Je n’ai pas de maison. Le pas d’un mot suffit pour inventer la route, le sol d’une page pour habiter le monde. J’aime les vieux mots, les patois, les jurons. Je rallume le feu avec ce qui s’éteint. Je fais boire à la soif un peu de l’eau des mots. Je trouve sous les phrases d’autres chemins à prendre. C’est dans la langue humaine que je cueille des fruits, dans une corbeille de pages. Je lis beaucoup. Quand je ne lis pas, j’écris. Quand la maison s’écroule, je la retiens d’un mot. J’ai épuisé la ville. Je reviens à la source. J’avance, faisant la mauvaise tête, cherchant ma voie dans les ténèbres, ma langue fouaillant dans l’auge des ancêtres, les légendes, les mythes. Je reconnais les anges sous leurs habits de misère, leurs vêtements troués. J’empoigne les nuages pour que le sol ne retienne plus mes pas. J’écris à la façon d’une bête traquée. Je fouille dans la boue des mémoires comme un loup déterre un os pour en sucer la moelle. Je ne sais où est passée la chair. La phrase depuis longtemps a digéré le sens. La vie ne saurait être dans le coffre des banques ni les plans d’urbanisme. Elle fleurit où elle veut.
J’ai retrouvé mon cahier dans l’herbe. Je l’ai cherché en vain toute la nuit. Il est trempé de rosée. Les phrases diluées se reforment une à une. J’ai l’impression qu’elles sont écrites par un autre. Je m’attends à trouver la signature de la nuit. Ce sont pourtant les mêmes mots, un peu plus lourds de vie. L’encre des pages boit le soleil. On aura beau tondre les femmes, leur cracher à la gueule, traquer les déserteurs, l’amour ne connaît pas la guerre. Il agite un balai, un pinceau, une pioche, un crayon, un petit camion rouge auquel manquent les roues. Le soleil se lève comme un con sur les champs de bataille. La lune se cache pour pleurer. La nuit, les objets domestiques changent de vie. Les meubles se déplacent. Les fantômes s’engueulent et font la sarabande. Seuls les enfants les voient. La mémoire fait trembler une lampe de chevet projetant sur le mur les ombres des ancêtres. Dans la tête des vieux arbres, la sève se diffuse avec parcimonie comme la pensée des sages. Malgré tout, dans les érables semenciers des milliers de samares s’apprêtent à faire la danse. Petits, nous appelions ces fruits des hélicoptères. On les projetait avec un élastique pour les faire tournoyer plus vite. Peut-être, ainsi, avons-nous semé quelques arbres sans le savoir. L’encre mène plus loin que le sang, bien plus loin que les veines et le cœur, bien au-delà des mots.