Avec son pesant d'homme

Publié le par la freniere

Il n’y a pas que l’homme. Il y a plus qu’un être humain. La moindre feuille, la rondeur d’une goutte, celle du grain de sable, le nuage, la pluie, l’œil bleu d’une agate, un tout petit bout de phrase sont la conscience du monde. Je ne suis qu’un homme de parole, le porte-voix du rêve. J’écris dans la lumière avec son pesant d’ombre, dans la chair et la voix avec son pesant d’homme, dans le sang et la boue avec son pesant d’or. Sur les traces de l’homme, l’ombre du doute se mêle à la poussière des routes. J’avance la tête vide pour la remplir de tout. Je trouve au fond du pain une page à écrire. Je m’entends parler dans les mots de chacun avec une autre voix.
   
La mémoire s’est blottie dans les coins et surveille le temps. Un oiseau quelque part s’est caché dans son cri. On le voit par l’oreille à la couleur des sons. Comme un enfant mal grandi, je vois le bout du monde par le trou de la serrure. Je ne sais pas encore qui tient l’arbre debout ? Est-ce le vent ou la terre ? Est-ce le chant des oiseaux ? Le moindre des nuages cache un ciel plus beau. Les arbres sont des routes par où grimpe la terre. Un fleuve passe par ma bouche avec ses flots sonores et ses poissons muets, son goût de sel et d’ombre qui agace la langue. Je garde au fond des poches un bout d’azur frais, le jaune des colzas, le feu des sanguinaires.  Les yeux plus près de l’air, je respire la vie.
   
Je ne grimpe plus aux arbres pour regarder plus loin. Je replace les mots à hauteur de ma bouche. Je mets les petits mots dans les petites phrases. Je laisse les gros mots aux crieurs de service, les grands mots aux prophètes. Je parle de l’hiver avec un bruit de laine. Je nomme l’horizon avec un petit cri. Je mets le bruit des choses dans les blancs du poème. J’ai l’âge de ma vie un peu plus chaque jour. Où d’autres s’épivardent aux quatre coins du monde, de valise en tarmac, de consigne en carte postale, je trouve mon bonheur dans un livre, un arbre, le bruissement d’une aile, un bout de fil égaré sur la route. Je l’enroule à mon doigt, fiançant la mémoire avec le présent. À la recherche d’une âme d’une phrase à l’autre, mot à mot, pas à pas, de la fossette aux rides, j’atteins la taille de la vie.
   
Que ferais-je d’un dieu à visage humain ? Il se ferait banquier à défaut d’être juge. À l’âge d’homme, j’ai du sortir du livre. Il n’y a plus de fées, de gnomes, de lutins mais des dos noirs courbés sur un comptoir de banque ou le zinc d’un bar, des enfants morts en bleu de travail, des espoirs étouffés par les attachés-cases. L’été se cache sur du papier glacé ou de grandes affiches. Tout se vend, de l’os à la cervelle, de l’espoir à la moelle, des cheveux en bataille jusqu’à la peau des dents. À l’âge d’homme, je suis sorti du rang comme on quitte la route pour cueillir une fleur. J’ai laissé sur une chaise ma dernière chemise, mes dettes et mon silence, mes papiers et mon nom. J’ai rouvert le livre, avec ses anges et ses démons, ses brins d’herbe en couleur, ses bonhommes en nuage, ses farandoles folles, sa ligne d’horizon en forme d’arc-en-ciel. J’ai essayé de marcher sans y vendre mes jambes. Avec ce qui nous reste, des mots, des notes, des lignes, des odeurs, j’ai rebâti une maison magique, une galerie de bois grimpant jusqu’aux nuages. Je m’assois sur la chaise que les autres ont jetée et j’en fais un bateau, une montagne, un fleuve. Le petit vent du soir court à pied sur le toit. Je n’échangerai pas tous les chagrins d’enfant pour l’avenir de l’homme. Je voyage vers le haut comme un petit bouleau retenu par le pied.

Publié dans Prose

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