Avec une patte blessée
Malgré ma grammaire bancale, mes vers de mirliton, mes phrases inachevées, mes cris à quatre pattes, ma douleur debout, j’écris mieux que je suis. Au bord d’exister, j’essaie d’en approcher. Je vis à pas de loup, l’œil aux aguets, les oreilles dans le crin, une patte blessée par le piège des hommes. Je piste l’absolu sur la trace des mots. Au bord de ne plus dire, je retourne à la source. Les mains en porte-voix, je hèle mes ancêtres. Je marche dans l’urgence du pas lourd des bœufs. La lenteur voit plus loin que les lunettes d’approche. Il n’y avait pas de livres à la maison mais ma mère chantait. J’ai croisé l’écriture dans un marché aux puces. Elle s’appelait Rimbaud. J’en suis resté marqué d’un feu indélébile. Dans ce monde d’idées, il manque à la conscience l’intimité profonde, l’enchantement lucide. De l’être et du néant, je n’ai gardé que l’âme, ce petit mot fragile plus secret que chacun. Je dessine en français un arc-en-ciel de nuit, un orage de soleil, un nuage de fleurs.
Du compliqué au simple, les mots tracent une route. Feuilletant l’horizon, je marche dans ma voix. Il y a tant de vie à saisir par la bouche. Je ne veux pas d’une rhétorique vaine, qu’on tue pour une idée, qu’on écrase l’amour entre les mains de la bombe, qu’on sacrifie le cœur pour une carte de crédit. À défaut de sens, les mots portent parfois de lourds sacs de sang. Je ne pose pas de question à celui qui sait tout. Je demande ma route à celui qui s’égare. Certaines paroles ont la franchise de la mort. Je vois des mots dans les gestes du peintre, des formes dans les notes, des phrases dans la danse. Avec une boule au ventre, j’écris contre la loi des hommes. Je garde de l’enfance tout un butin d’images. Quand on m’accuse de vivre, je plaide l’espérance. Je signe chaque page avec une main qui saigne.
Le bonheur s’est sauvé avec la queue entre les jambes, la tête d’un homme oubliée dans son rêve, le ventre d’un fossé où gargouille la vie, la marque d’un baiser passé inaperçu. Campé devant les arbres, les deux pieds plantés dans une terre sémantique, la tête dans les nuages, l’horizon me traverse. Je prends le fleuve dans mes mots, la montagne, la plaine. Ce n’est pas la faute au soleil si les arbres se meurent. Ce n’est pas la faute aux éboueurs si les oranges sont toxiques. Ce n’est pas la faute au temps si les horaires nous emprisonnent. Ce n’est pas la faute aux choses si les hommes s’agenouillent devant le strass des vitrines. Ce n’est pas la faute aux pommes si les vergers s’étiolent. Ce n’est pas la faute au ciel si les oiseaux perdent la mémoire. Je vérifie à chaque phrase les battements du cœur.
Vaudrait mieux être sourd que d’entendre tinter toutes les machines à sous, les sirènes, les bombes, les sermons, les serments. Au bord du souvenir, la belle voix de ma mère est un ruisseau qui chante. Une voyelle faseille au milieu de la phrase. L’amour manque de mots. Étreinte, éternité : les mêmes lettres se conjuguent pour aimer. Je bricole des mots pour que la cendre garde le souvenir du feu et qu’une brassée de pluie dessine l’arc-en-ciel. Je griffe de mon ongle la peau des apparences. Il suffit d’un baiser pour émousser l’écharde. Sur la branche nue d’un arbre, je dessine un oiseau. Mieux voir est un devoir de beauté. Mieux vivre est un savoir de bonté.