Baisser la garde
J |
’aurai longtemps baissé la garde dans la nuit des fantômes, ces petites heures saignées à blanc, aux rues noires et glissantes. Je ne vais plus en meute mais en loup solitaire. J’ai repris pour écrire ma cervelle enfantine, celle qui cherche la tendresse. L’horizon sur la table recule à chaque mot. Je tends les mains au plus lointain du monde. Je vis de peu, de pierres et d’aubépines, de ce bruit qu’on entend, cet air entre deux mots. Quand les heures passent à la vitesse du malheur, je reste assis au bord du regard sur une chaise d’azur, à observer le ciel, à compter les cailloux, à dessiner du pied des visages de sable. Je mâchouille un brin d’herbe comme un bonhomme de route aux épaules d’oiseaux. Je vois la mer au-dessus des toits, des prairies dans les arbres, une forteresse d’herbes où dansent des fourmis. Le silence fait du bruit pour ne pas s’endormir.
Je n’écris pas avec les doigts dans la tête mais la main sur le cœur. J’écoute. J’attends. Je vis. J’écris un mot et un arbre se lève comme un grand sémaphore. J’entends la mer au bout d’une phrase, une portée d’insectes sur la page, la voix d’un ami à mille kilomètres. Il suffit de quelques lettres pour changer les boulets de canon en bulles de savon, le mildiou des mines en minous de poussière, la fumée des cigares en nuée de cigales. Tout ce qui n’existe pas est là comme un chien qui attend. Ma bouche s’ouvre sur un fleuve. Un rire y flotte en brin de paille. L’absence de perspective donne la sienne aux lettres. Toutes les formes sont possibles. L’œil vivant des mots dessine ce qu’il voit. Il remonte le temps de la taupe au renard, du reptile à l’oiseau, de l’amibe à la main, de l’estuaire de la mort à la source utérine.
La main des métaphores réchauffe celle de l’abstraction. Quand elles se donnent l’une à l’autre, des images mentales prennent corps. Les oiseaux pensent. Les idées volent. Les verbes chantent. Les virgules frétillent. Les concepts éternuent. Le pain joue de la flûte. Les aphorismes enlèvent leur smoking. Je reprends la route des terres à bouse, des sentiers de sainfoin, des collines empierrées. J’ai plus appris de l’herbe à vache qu’à la lueur des logiciels. Je ne dors pas comme un zèbre en pyjama rayé, je veille entre les lignes. Je file la métaphore sur le rouet de l’encre. Je traîne en baluchon mon carnet d’écriture. J’avance, les rames sur l’épaule, en quête d’un radeau. Je cherche les maisons où le toit penche vers la vie, les escaliers qui montent en même temps que les marches, ce que la rose embaume en pleurant ses pétales, les odeurs animales sous le goudron des choses, les hommes qui se dressent sans écraser les autres.
En plein milieu du texte, je me retrouve dans la vie. Je sors dans la rue. Je marche dans le vent. Les mots n’effacent pas le réel mais lui restituent ses images. Le langage m’entoure. Les mots palpent l’espace de toutes leurs antennes. La terre, l’air, l’eau et le feu se mêlent aux ultrasons de l’âme. Chaque goutte d’eau alimente la source. Le sable sème son désert. Décembre annonce le mois d’août dans la douceur des caresses. Au milieu des phonèmes, le crayon capte l’énergie comme un ver dans la pomme. J’ai tant usé la vie, la seule peau qui me reste est cette page où j’écris.