Belly est morte
Belly est morte… et je ne suis pas triste. Ma certitude de la revoir très bientôt est si grande qu’il serait inconvenant de l’être.
Je la connaissais, Belly, depuis 1983 quand elle m’avait conduit dans le Tassili du Hoggar, au cœur du Sahara, après une marche épuisante de neuf jours.
C’était une splendide chamelle blanche que des Touaregs Adjountéhélé, du sud est du Hoggar m’avaient louée.
Elle était ma confidente. Souvent j’ai eu le sentiment d’être son dieu. Nous faisions la paire… Elle était fort émotive et comme je le suis aussi nous pouvions vibrer, ensemble ou séparément, à satiété, sans encombre.
C’était à la fin d’une longue journée de progression dans l’Oued Tin Tarabine qui accourt des frontières de Libye pour s’engouffrer au Niger et aller mourir du côté de Niamey.
Il est vrai que cette journée avait été l’apothéose esthétique du voyage au cours duquel des sites naturels d’une indescriptible beauté se succédaient sans relâche et nous prenaient à la gorge d’émotion.
À vous qui lisez ces lignes, je vous souhaite d’en faire l’expérience. Elle est de celles, rares, que l’on n’oublie jamais et, surtout, qui « vous améliorent, vous font bonifier, vous enrichissent durablement ».
À plusieurs reprises j’avais voulu confier mes sensations à Belly mais elle aussi était sous le charme et pas très disponible.
Je me suis alors mis à chanter, à tue-tête. N’importe quoi. La vie en rose. Des rengaines. Ou alors j’improvisais des poèmes et les déclamais dans un sabir onomatopéique du plus comique effet.
Nous formions un équipage très étrange Belly et moi ainsi chantant à gorge rompue au cœur du désert. Tout à coup, j’entame une nouvelle chanson, une des plus célèbres qui soit, El Manisero. Musique syncopée, très entraînante.
Je sens que Belly ne la connaissait pas mais l’instant d’après je sens qu’elle est séduite, subjuguée et la voilà qui se met à vibrer de façon incroyable ; de longs frissons s’élancent de son museau, courent le long de son échine et meurent sur sa croupe. Jamais je ne l’ai vue dans pareil état et soudain je comprends : avec une habileté extraordinaire elle est, en fait, en train d’accompagner ma chanson…je suis ahuri… quoi, un chameau qui connaît la musique… invraisemblable…
Je décide d’une pause. Belly me tombe dans les bras fondant en larmes. Jamais je n’avais vu si profond chagrin chez un chameau. J’en étais gêné, embarrassé… et je le fus encore plus lorsque dans sa crise elle me déclara m’aimer.
Enfin elle se calma. J’ai compris ce soir là que Belly me retrouverait, où que je sois, au-delà de la mort. Elle m’avait toujours fait part de son projet de me rejoindre à Charleroi.
Elle va venir. Déjà elle est en route, à travers les grands pâturages célestes, là-haut.
Moi, je vais me préparer. Sur ma tombe j’ai fait placer un solide anneau en bronze auquel je pourrai l’attacher à son arrivée. C’est moins brutal que les traditionnelles entraves aux pattes avant. Elle pourra baraquer librement. Elle sera bien. Moi aussi.
novembre 2009
Christian Erwin Andersen