Blanc sur noir

Publié le par la freniere

Blanc sur noir, une bande de corneilles sur la neige simule un attroupement d'enfants. Elles vocifèrent et se chamaillent, qui pour une plume, qui pour une miette de pain, qui pour un mot échappé par mégarde. Des nuages passent, d'infiniment petits mêlés à de plus grands. Ils annoncent la neige. Une grosse pierre au milieu du champ a l'air d'un presse-papier. On cherche les feuillets qu'elle protège du vent. Je ne sais pas quelle heure il est. La rosée n'a plus sa teinte rose. Le bleu du ciel s'est délavé. Il y a toujours cette vapeur qui remonte du lac. Un banc de brume se mélange aux nuages. Du haut de la colline, mes yeux survolent le paysage. Mon regard plane au-dessus des images. Des mots s'échappent par les trous du cerveau prenant le train des phrases sans savoir où il mène dans l'aiguillage des virgules. Chaque page est une gare. Un crayon à casquette transporte les bagages, un peu d'encre, un peu d'air entre deux souffle au cœur, une valise de lettres échappées de la poste, des lettres en retard pleines de mauvaises nouvelles et de morts annoncées. Le clocher sonne encore à l'église du village, pour les vieilles à l'hospice et les arbres édentés. Sur la grande allée, efflanqués les uns aux autres, les arbres oscillent comme les passagers d'un bus. Quand le vent s'arrête sec, ils se raccrochent au ciel. Il y en a des gros, des petits, des roux comme érables en automne, des bouleaux en smokings rapiécés, des épinettes hirsutes qui perdent leurs cheveux, des femmes dont les bras chantent, des enfants tachés d'encre. En descendant la côte, ils comptent les moutons de poussière. La boue digère l'eau de pluie. Les sorcières en hiver voyagent sur un manche de pelle. Je regarde plus haut. La galaxie est une vaste pouponnière de mondes.

 

Il est difficile de porter des kilos d'amour dans un si petit cœur, des siècles de silence dans l'encre d'un seul mot. Je tourne lourd dans ma cage de peau. Il est bien loin le temps où je pesais léger, un poids plume sur un géant, un petit homme de bois que l'on gosse au canif. J'ai pris de la bouteille depuis. Je me rapproche de plus en plus d'un bonhomme Michelin décati. La neige, il ne faut pas s'en faire des idées noires. Ça met de la grisaille au cœur. Le froid, il faut s'y faire, apprendre à respirer tout autrement. J'ai la barbe envahie de glaçons. La colère du vent et la manducation blanche de la neige avalent le paysage. Malgré leurs cils battant comme des essuie-glace, mes yeux n'arrivent plus à déneiger ce blanc. Ils regardent derrière dans le rétroviseur des paupières.. Le passé cogne dans mes tempes, réchauffant le présent. J'expectore ma vie par la toux du cerveau. Les doigts bougent à peine dans leur cabane de laine. Le sourire des choses se transforme en grimace. Les mots galopent devant moi, se perdent dans la neige, tourbillonnent et s'éteignent. Il n'y a plus d'écho. Le froid découpe la parole en moignons de syllabes. Hé! Ho! Hé! Ho! Le strich strich des pas est le seul à répondre. Les onomatopées arrivent à converser sans le secours des mots. Tout fait sens parfois. Seuls les bonhommes de neige comprennent ce langage.

 

Pourquoi ais-je décidé d'affronter la tempête? Je serais mieux chez moi, collé contre le poêle, à caresser mon chat. Le lac gèle à partir de ses rives comme le cœur de l'homme. Le trou noir où l'eau fume m'attire comme un aimant.Je dois m'en éloigner et rejoindre la route. Le souffleuse est sûrement passée. Une lumière clignote en s'éloignant. Il ne faut pas suer ni agiter les bras. J'aurais du prendre des raquettes. Je m'enlise à mi-jambes. C'est moi-même que j'affronte et non les éléments. Ma voix patine sur la bottine. Les mots dérapent sur des patins sonores. Les os s'agrippent au battement du cœur. Les poumons s'ankylosent. Les oreilles gèlent à partir du vent comme le bout des doigts. Je m'accroche à la vie, au reste de chaleur sous ma cabane de peau. La neige efface tout, même le pas des chevreuils. Je dois me fier aux balises intérieures, aux traits rouges tracés sur la carte mentale. Certaines situations nous forcent à prier. Je convoque alors mes ancêtres à peau rouge. J'imagine un totem, un wigwam, un cercle d'esprits où le tambour résonne, là où les vieilles légendes remplacent la raison.

 

Je retrouve une route fraîchement déblayée. Mes pas s'immiscent entre les traces de pneu. Le village fume en contre-bas. Je me redresse pour affronter le froid. Je prends appui sur l'âme. Je me hisse au niveau de l'espoir. Un geai bleu traverse l'air, présageant l'accalmie. La neige est plus fondante. Elle coule dans le cou. Un rayon de soleil transperce les nuages comme des peluches qu'on éventre. Il y a des heures qui sont comme une porte. Il suffit de traverser pour être libre. Cette tempête est de cet ordre. La neige s'amenuise. Le ciel couvre la terre d'un drap bleu. Mes jambes se prolongent en rêve. Mes pas sur la neige écrivent une histoire de pieds. Le bruit de mes pas change avec le redoux. J'ouvre des yeux grands comme des bols de soupe. Je tends les bras comme des manches de brouette. Mon cahier comme une éponge absorbe l'eau de pluie, les rayons du soleil, l'arc-en-ciel naissant. La route que je suis est un long bras tendu d'un paysage à l'autre. La mémoire laisse les idées noires au fond des verres et se ressert une eau meilleure à boire. L'amour ou l'amitié sont comme un cœur qu'on s'ajoute, des ailes imaginaires qui n'en volent pas moins, un baume sur la mort. À soixante-cinq ans, on se bricole comme on peut des souvenirs futurs.

 

Publié dans Prose

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