Chanter la pomme

Publié le par la freniere

 

Je me souviens très mal des lieux où j’habitais sauf certains racoins, les remises, les soupentes, le chant du vent sur les fils électriques, la musique des arbres, le boitement bizarre de la pluie à certains endroits, le pas léger des bêtes estampillant le sol, les points de suspension dans le vol d’un oiseau. Haut comme trois pommes, je parlais avec un arbre fou, le vieux pommier que l’on disait hanté. J’y côtoyais des gnomes, des feuilles rebelles, des oiseaux de bonheur. Nous étions quelques-uns à comprendre sa langue. Toutes ses branches avaient des voix différentes. Sous sa grande barbe verte, nous nous faisions la guerre avec des mots d’enfant, des armes qui ne savent que dormir, des melbas, des canons trop paresseux pour tirer, des fusils qui ne sont pas chargés, des colères de peluche, des fous rires et des pets.  Il est déplorable que l’on ne se perde plus dans les détails. On se noie dans l’ensemble. J’écris comme on lègue ses yeux. J’aime tellement les mots, j’apprends le braille par précaution. On n’écrit pas de la poésie. Il s’agit de bien autre chose que d’aligner des mots. Si les philosophes étaient moins timides, ils seraient poètes. Si les hommes étaient moins balourds, ils n’écouteraient pas les chefs mais le chant des oiseaux. Ils chanteraient la pomme au lieu d’hymnes guerriers.

Sans marcher, on ne tient pas debout très longtemps. Je cours entre les mots. J’enjambe le silence comme on le fait d’un mur. J’avance dans l’impondérable. Il est stupéfiant que se côtoient chez l’homme le poète et le banquier, le musicien et le spéculateur, le peintre et l’épicier, la victime et le bourreau. Je ne veux pas faire beau ni faire vrai, juste creuser la langue, retrouver l’âme sous la peau, toucher du doigt le cœur sous la couche de l’humanité. De la provision de secondes qui nous sont comptées, il faut faire de la vie, le plus possible de vie, le plus possible d’amour et de bonté à travers cette vie. La tendresse ne vient pas d’ailleurs. Chaque atome, chaque geste, chaque vie mène à l’amour. L’imperfection de l’homme en détourne le cours. Il faut sans cesse se battre pour maintenir le cap. Dans ce monde de faux-semblant où l’argent tient lieu d’épine dorsale tout le corps du monde rampe. La pensée de l’homme émerge d’une famille de singes, d’oiseaux, de fourmis. S’il y avait à voir un rite «religieux» quelque part, une ouverture à l’infini, une trouée dans l’invisible, ce serait dans le combat d’un peintre et de sa toile, d’un poète avec ses mots, d’un musicien avec le silence. Dieu n’est qu’un pinceau, un stylo, un archet.

Ce ne sont pas tellement les yeux ou les façons de voir qui changent avec le temps mais ce qu’ils voient. Que le temps marche à l’heure avancée ou course en TGV, il peine à rejoindre le cours lent d’un rêveur. La poésie n’est pas une pratique d’écriture. C’est un état, une odeur, une saveur, une émanation de l’invisible. Ce n’est souvent qu’un instant impossible à fixer. La poésie est de l’ordre de l’intuition, de la télépathie, de la prémonition. Toute une part de nous-mêmes qui n’existe pas fait un tel bruit qu’on la prend pour un Dieu. C’est dans une autre dimension que puise le poète sous l’épaisseur du réel. Il arrive que certains mots en permettent l’accès. Il y a des souvenirs qui dépassent la mémoire. Tout à coup, le réel vide ses poches d’ombre et répand sur le monde la lumière de l’âme. Le temps accumulé s’allège de lui-même. À la fonte des neiges, les plantes peu à peu redressent leur échine. Chaque livre n’est qu’un fragment d’un livre, chaque langue une parcelle de langage. Nous sommes entourés d’une fiction que seuls les mots rendent réelle. L’espoir veille toujours. Il suffit d’un sourire parmi les rides qui s’accroissent, l’entêtement d’une ortie au milieu des calvettes, le jaune d’un pissenlit tachant les doigts du jour.

C’est une créature étrange que l’homme. Parfois, la beauté d’un seul mot rend la guerre improbable, mais le même mot ailleurs se transforme en champ de mines. Le rêve éclate en un millier d’éclats de chair. Le même homme qui repique des laitues se fait guerrier. Le doigt qui caressait la peau se fige en gâchette. La main posée sur le guidon d’une mobylette tient le volant d’un tank. Heureusement, il y aura toujours des gens qui plantent, qui cultivent, qui bricolent par pure poésie, des grands-mères qui tricotent, des amoureux qui se bécotent, des canards qui barbotent. Un seul prismacolor dans la main d’un enfant perpétue l’espérance. Des cœurs battent parmi les bouts de ficelle, les vieilles planches, les carrés de verdure. Des fleurs poussent dans la crasse, des tomates dans un coin de chantier. Même si l’architecture moderne a troqué le spleen pour la neurasthénie, peu importe le lieu, il y aura toujours quelqu’un respirant l’infini. Au milieu des heures les plus sombres, il arrive qu’une seconde pétille sans qu’on sache pourquoi. Cette seule seconde peut changer notre vie. Ce peut être l’amour fou, la note qui manquait, la couleur donnant sens au reste du tableau, le t dans le je t’aime.


Publié dans Prose

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M
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