Comme des poupées russes
Engoncés dans les vêtements d’hiver, il est difficile de trouver qui l’on est. Ni mouton ni loup, on cache sa peau nue sous des poils synthétiques. Les fins de semaine ont rangé leurs skis, sorti leurs sniks et leurs bras nus. Les petits matins pédalent dans la sloche et la gadoue, éclaboussant les pages du dégel. La terre se débarrasse du poli imposé par l’homme. Le visage du paysage retrouve le sourire. Les petits poings fermés des bourgeons se rengorgent d’espoir. Le lac n’est plus une voile en panne mais se gonfle d’un vent liquide. Dans ce décor de printemps, les arbres ont retrouvés leurs vêtements de scène et répètent leur rôle. Les idées mortes se réveillent et s’emplissent de sève. La terre ouvre sa gueule pour accueillir la pluie. Le soleil donne son sang au paysage, sa chaleur à la vie, sa couleur à la peau. La nature n’aura jamais l’équilibre d’une balance. Elle a plutôt celle du cœur. Son temps se répartit entre systoles et diastoles. De loin en loin, des cris d’oiseaux tracent une ligne sonore. Ça prend le corps tout entier pour déchiffrer l’écriture du monde. Il faut des années pour avoir une idée. On peut même l’écrire sans savoir ce qu’elle est. Quand on est jeune, on regarde le monde face à face. Quand on avance en âge, on le voit de profil. Arrive un temps où l’on ne voit que son dos. Plus tard, peut-être, on retrouve sa naissance en étreignant la mort.
D’avoir tout perdu, on sauve mieux le reste. Si l’homme peut mentir, il peut aussi dire vrai. Plus on aura vécu en foule, plus seul on mourra. Je pourrais vivre sans tradition sans passé sans but, jamais sans poésie. Il n’y a pas beaucoup d’amour qui survit à la vie. Contrairement au mensonge qui ne peut être qu’éphémère, la vérité se reconnaît à sa durée. Elle continue toujours, peu importe la route. À se cacher derrière la mort, on néglige la vie. C’est pour ne pas la perdre que j’ai raté ma vie. Je suis toujours vivant parmi les choses mortes. Tout petit, marchant à peine, je m’accrochais déjà au chambranle du langage, aux voyelles des arbres, aux virgules des meubles. Je me souviens de cet enfant cherchant ses mots, goûtant chaque lettre avec sa langue, salivant à l’écoute d’une phrase. Chaque jouet me servait de crayon, chaque planche de papier. Mon carré de sable était un immense cahier, chaque sentier un livre des saisons, chaque lopin de terre un carnet d’odeurs où les abeilles venaient lire. Chaque journée d’école était une rature sur le papier du rêve. Tous les mots sont gigognes. Ils se retrouvent tous à l’intérieur des phrases comme des poupées russes. Si le néant ne s’atteint pas, l’absolu non plus. Il n’y a pas de lumière sans ombre. À quoi sert la force si on ne peut la maîtriser ? Empêtré dans le costume gris du réel, je m’en dépouille pour agrandir la vie. Il arrive qu’un mot juste éclaire le cerveau. Il agit comme un commutateur. Le temps glisse dans la gaine de l’espace comme une perle de mercure.
On loue trop ce qui brille pour apprécier le pain. On écrase trop de rêves sous les bottes marchandes. Je transporte avec moi la poussière oubliée sur le seuil, les meubles encombrants du cœur, les billes de couleur dérobées à l’enfance, les rideaux de théâtre attendant de s’ouvrir sous les mains de ma fille, les arbres qui se promènent dans les bras de mon fils, les fleurs de rhétorique dans le jardin des mots. J’ai envie d’être l’eau, la neige, l’herbe tendre. J’ai envie d’être l’œuf se fabriquant des ailes. Je n’ai envie de rien qui se vende ou se loue. Je sursaute à mon nom. Je saute de trou de terre froide en trou de terre chaude. Nul homme ne sait vraiment ce qu’il est, mais il peut dire ce qu’il n’est pas. Je laisse quelques pas entre deux pages, quelques rires, quelques larmes. Je ne souhaite pas le bonheur mais de rester conscient. L’homme révolté ne renonce pas. Refuser l’injustice, c’est dire oui à la vie, donner sa chance à l’amoureux. J’aime la vie jusqu’à la mort. Chaque seconde est un miracle.