Comme la queue d'un félin
Les arbres d’une forêt vivent en solidaires. Si les grands pins retardent la croissance des érables, cela s’inscrit sûrement dans un dessein plus vaste. Derrière les apparences, toute une architecture secrète façonne les saisons. Sur chaque vie reposent d’autres vies. Je regarde le monde avec les yeux d’un loup. J’écoute avec l’oreille du gibier. Il n’y a pas de vrai silence. Une vaste pigmentation sonore irise les tympans, semblable à la lumière colorant l’ombre des bosquets. J’ouvre mon cahier en même temps que la fenêtre. Un volet bat entre les lignes. Le vent se lève. La ligne d’horizon s’agite comme la queue d’un félin.
À quoi bon faire des phrases ? Sur la route jonchée de cadavres, il y en a peu qui ressuscitent. Il y a trop de rêves refoulés à coup d’épaule dans l’encoignure du réel, trop d’espoirs mal nourris, trop de ressorts cassés. Peu importe sa disposition, un trousseau de clefs sur une table en détruit l’harmonie. Les fourchettes crochissent et les couteaux s’émoussent. Les tasses font la gueule et les assiettes s’engueulent. Je mets le doigt sur la pensée de l’escalier, là où la vie d’un seul reçoit le choc d’autres vies. Ce n’est pas sur la plage mais sur la page qu’une main suffit pour calmer la tempête, que le bois d’une épave se transforme en cargo, qu’une bouteille à la mer livre sa cargaison de mots, que l’ombre du soleil rapièce la lumière, que je m’accorde enfin au bond de l’animal.
Attiré par le lac, je me suis enfin décidé à plonger. Sous l’eau, l’immense lentille du lac agrandit l’univers. Ce que j’aurais cru une confrontation avec le néant s’est avéré un éblouissement. Chaque phrase comme une vague prend naissance dans un creux. Je me suis toujours demandé pourquoi j’habite cette région, si démunie culturellement. Ici, l’huile à moteur a plus d’importance qu’un pain. On bénit les skidoos mais on tue les abeilles. Il existe sûrement dans ses collines volcaniques un trésor caché comme un sexe de femme, une acupuncture tellurique, un aimant supérieur qui m’attire vers elles. Je m’y déhale dans le rêve à la manière d’un navire sur une mer étale, embabouiné sur une nappe sans plis.
Les âmes restées captives dans les poings des enfants sont plus farouches que les anges. Un gros mot les fait fuir. Un seul poil de colère les fait se rétracter. Un sou noir les souille. Je les approche de la pointe d’un crayon, à petits pas serrés, à petits mots timides. Pour ceux qui n’ont pas de cœur, un vêtement griffé n’est qu’une robe de noces portée par un cadavre. Quand les mots serrent aux entournures, je mets mon âme à nu. J’offre mon ombre à la lumière, ma parole aux muets, la force de mes doigts à la poignée de main, mes bras à l’accolade, mon épaule à la roue. Penché sur un ravin ou coincé face au mur, je lance une corde verbale. Parfois ça tient, parfois ça casse, mais je finis toujours par retrouver ma route. J’écris pour la lumière, la source, l’hymne parfait des arbres, l’ivresse des moissons. J’écris pour la musique, la danse, les jeux secrets de l’ombre, les brosses exubérantes d’un peintre du soleil. J’appartiens à la marche, au balancier des bras, à l’encre sur la page. J’appartiens à la terre, à la sève, à la soif, à la lenteur des bœufs.
Les mots glissent de la tête à la table. Ils se déposent en vrac dans le respir des choses. Une phrase s’étire jusqu’à la terre et se mouille les pieds dans la rosée de l’aube, les taches de verdure, la poussière des jours. Son coude sur la route, elle remonte vers le ciel, les cheveux en bataille, les oreilles en pagaille, les yeux entre les lignes. J’appartiens à la neige, à la pluie, à la soupe, à l’œil des bourgeons. Je m’accroche au passage à tous les mots du monde. Je m’agrippe à la voix. J’appartiens à l’espace, au pointillé de l’âme, au magnétisme des amants. Je m’isole pour laisser place aux autres. L’invisible gazouille comme l’eau d’une bouilloire. L’espérance pétille et fait des ronds dans l’eau. L’amour fait des bulles dans la cruche du cœur.
Il est plus naturel de parler aux oiseaux que de signer des chèques, plein sain de redresser les torts que de courber l’échine. C’est au fou du village que je demande conseil, ma route à celui qui s’égare. Les sérieux, quand à eux, s’acharnent à détruire la beauté du paysage et la pureté du lac. Je parsème le cerveau d’une poignée d’herbes folles. Les mots envahissent la page comme une armée de fourmis en déroute, contournant les virgules, étirant les voyelles, consultant les consonnes, rognant jusqu’à la marge. Une phrase finit, une autre commence. Elles me parlent d’un arbre qui console ses feuilles, d’un érable pansant les entailles des chalumeaux, d’un cœur blessé exposant ses entrailles, d’un oiseau qui fausse en imitant les hommes. Le fantôme du vent visite chaque maison, faisant claquer les portes et craquer les jointures du toit. Je glisse entre les phrases comme on pénètre l’intérieur d’un tableau juste à le regarder avec les yeux d’un peintre.
Malgré la pétarade des motards, le brouhaha des gens, le bruit des thermopompes, j’habite encore avec mon loup. L’endroit que j’ai quitté s’est transformé en mots. Je l’aperçois à la lueur de l’encre. Tout est là, le caquètement des poules, le poil roux d’un renard, l’odeur du fumier, le héron sur le lac, les érables en prière, le vermoulu des planches. Je lis les mêmes livres. Je m’adosse au même arbre. Il faut plus que la mort pour séparer les gens. Le sourire de ma mère ne m’a jamais quitté. Il ajuste mon cœur comme un aveugle trouvant la note juste à chaque corde de piano. La bonté n’entre pas dans les chiffres comptables, les calculs, les bilans. Fuyant la tyrannie de l’utile, elle se cache dans les fleurs, les pleurs des enfants, les petits bras de l’herbe, les coudes éraflés des sentiers que je grimpe en sifflant. Dressé comme une tige dans un troupeau de marguerites, je broute le bleu du ciel. Leurs pétales s’amusent à déjouer les guêpes. Deux écureuils me surveillent et comptent sur mes doigts comme on trousse une fleur. Elle m’aime. Elle ne m’aime pas. Elle m’aime. Je triche évidemment pour être sûr qu’ils s’aiment. Je suis entré dans les phrases avec les pieds nus, le torse en sueurs, les mains en porte-voix. J’en sors avec le corps tatoué de syllabes, de métaphores, d’images. Je donne à lire l’invisible.