Comme on cueille des simples

Publié le par la freniere

 

On a remplacé le verbe vivre par le verbe faire, le verbe aimer par le verbe avoir. Il faut réapprendre à vivre et retrouver l’amour. Je ne sais pas marcher droit, mettre les bons habits, remercier les bourreaux ni tendre l’autre joue. Je suis allé plus loin. D’une virgule à l’autre, il y a la traversée du monde. L’eau ne sait pas où elle s’arrête. Elle hésite. Elle revient. Elle repart. Je suis toujours surpris quand la pluie tombe, quand l’herbe pousse, quand les oreilles entendent. Une goutte tombe. Trois gouttes. Cent gouttes. Dix mille gouttes. La terre ne compte pas les cadeaux qu’elle reçoit. Où nichent les oiseaux au milieu de l’orage ? Les fleurs tendent leur cou. L’échine de l’herbe se détend. Sur le torse des pins, la résine résiste aux avances de l’eau. Le passage des pluies laisse la terre enceinte. Ce qui m’étonnera toujours, ce n’est pas qu’on fasse voler un Concorde, mais qu’on puisse bouger le petit doigt.

L’histoire ne parle jamais de bonheur. Ce sont les malheurs qui font l’histoire, mais c’est l’amour qui fait les hommes.  Quand on ouvre les yeux, l’espace se déshabille. Les rides se profilent sur la peau des années, l’épiderme du monde. J’ai le noir, le bas, le froid.  J’ai la faim, la dureté, la pierre. J’ai aussi le soleil, la légèreté, l’espoir. L’infini se cache dans les recoins perdus. Le soir tombe lentement comme un homme trop saoul, un vieux courbaturé, un canular du temps. Il coule au fond du lac. On le retrouve épars dans les vagues, sa pipe près d’un galet, ses cheveux gris pris dans les algues. Son pardessus ressemble à une barque éventrée. Le temps reboute ses vieux os. L’été sur son départ renchausse les écorces. À l’heure verticale du midi, je reprends le chemin du texte. Je récolte des mots comme on cueille des simples.

Contre l’absence et la misère, l’hébétude et l’amertume, je dresse une rangée de mots. Nous sommes faits pour le bonheur, et pourtant, c’est le malheur qui rôde à la lisère de l’âme. Même les anges s’y brûlent les ailes. Les géants perdent pied. La bulle devient folle dans le mercure du cœur. Un flot de sang nous cache la bonté, si petite, si frêle, entre les bras des hommes. La haine serait-elle plus forte que la main sur le cœur et la faim dans la bouche ? Je dessine sur la table une branche de pommier. Je grimpe dans cet arbre. Je regarde plus loin. Une flexion de phrase soulève ma parole. Le temps remplit des boites, seconde par seconde. Des milliards de boites. Un labyrinthe de boites. La mémoire s’y perd. Le temps se déplie du dehors au-dedans. Parmi les mots couchés sur le papier, j’essaie de garder ma langue debout.

La flèche de ma voix atteindra-t-elle sa cible ? La nuit des hommes a transformé les colombes en vautours. Saurais-je faire sentir la laine des berceaux, l’espoir des racines, le linge qui s’égoutte, l’odeur du bois mort ? Saurais-je faire entendre les oiseaux qu’on égorge ? Saurais-je faire goûter le sucre d’un poème dans la corbeille des pages, l’amertume des mûres, l’odeur de ma mère au rappel des tartines ? Si je sors de ma voix, les mots suivent.  Ils s’envolent en chansons mais les bras sont trop courts pour les attraper. Les yeux restent accrochés à la paroi des choses. Ma grammaire est ponctuée de cris, de directs au cœur, de pugilats de sens, de tirets en colère, de consonnes griffues, de ruses de voyelles. Il suffit d’un mot mal placé pour déformer le monde. La parole s’échappe au bras du verbe aller.  Les ailes repliées, les papillons cherchent une adresse où poser leurs couleurs. Les oiseaux font de même à la poste des arbres. Le lointain fait signe au plus proche. Il y a des trous dans l’homme où passe la lumière. On passe sa vie à fabriquer sa mort alors qu’on meurt toujours en dehors de soi-même.


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Publié dans Prose

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P
<br /> <br /> Un miraculeux équilibre entre le dire du récit et la prophétique parole poétique ; des mots qui véhiculent de la chair, une chair imprégnée de mots, de métaphores, comme une éponge solaire. Un<br /> texte beau et fort assurément …<br /> <br /> <br /> <br />