Comme on parle aux arbres
Les enfants du Sahel rêvent qu’il pleut du pain. Un gros américain rote son hamburger. À l’heure du déjeuner, certains mangent des coups et d’autres du bacon. Pendant que les oiseaux avalent le bleu du ciel, les moutons ont une faim de loup. Il ne sert à rien de mettre les horloges à l’heure. Le cœur qui bat n’a pas le même rythme. Il suffit d’un instant, d’une seconde oubliée, pour que le temps se coince. Il reste sur la peau du temps des cicatrices d’infini, des œdèmes d’absolu. Dans tous les cimetières, les tombes qu’on fleurit témoignent de la vie. Devenus blancs de colère, il y a des os qui brûlent l’estomac de la terre, les os des suicidés, des enfants massacrés, des soldats morts de peur, les os des pauvres gens, des affamés, des femmes éperdues. Il faudrait que le cœur irrigue le cerveau, que l’absolu fasse bouger les doigts, que la sueur de l’espoir ruisselle sur la peau. Il faudrait vivre à la manière du vent, des étoiles, des bêtes. Nous courons tous vers le miel, la source, la parole.
Les mots qui manquent font du bruit, on dirait des sirènes qui n’auraient pas muées. Il y a un nid de ronces au-dessus de mes rêves. C’est là où les oiseaux de malheur pondent leurs œufs. Il faut aller très loin pour éviter leurs ailes. Un ange perd son sang sous les griffes du rocher. Le premier mot d’une montagne se prononce caillou. La mer s’écrit par vague. L’ombre des arbres se ramasse par feuilles. À l’école, on ne parle pas d’amour. On n’apprend plus à lire mais à compter ses sous. J’avance avec ma langue pour retrouver ma voix. En regardant passer les trains, les vaches rêvent les yeux ouverts. Les mots font de même sur la page. Le premier mot déjà s’avance vers la mort. Je ne suis plus qu’un dialogue avec la terre, une parole en herbe. Quand je n’aurai plus soif, le verre sera plein. Je préfère la goutte d’eau qui nous tient éveillés, les miettes sur la table, les os perçant la peau, le sang mal enveloppé de chair. Je n’écouterai plus ceux qui portent des masques plus vrais que leurs visages. Les mots décodent le braille obscur du temps. Il faudrait parler aux hommes comme on parle aux arbres.
Qui ne vaut pas un rire ne vaut pas une larme. Depuis le premier mot, l’histoire n’a pas fini de bégayer. Il y a des pays où l’on travaille pour payer l’enterrement, où l’on perd sa vie à vendre son temps, où l’on paie de sa peau pour habiller les autres, où les oiseaux perdent leurs ailes pour un bout d’asphalte, des pays où l’on meurt sans même avoir vécu, où l’on ne rêve plus qu’à travers un écran pour oublier de vivre. La prospérité est plus éphémère qu’un baiser, plus fugace qu’une caresse. Le soleil fait de l’apnée dans un midi de fard à joues. Je ne cherche pas un Dieu, mais des hommes debout, des camarades, des frères. Je ne cherche pas le paradis, mais simplement marcher, m’émerveiller, aimer. Je ne cherche pas à comprendre, mais à imaginer. Je ne cherche pas l’avoir, mais le rien, le petit peu de l’être, un tout petit miracle, le frisson qui parcourt l’échine, l’esquisse d’un sourire, une lumière quelque part, un seul geste gratuit, un acte qui ne soit pas de foi, mais de vie. On prend beaucoup de temps à mériter son enfance. Il faut balayer tant d’ombres, déshabiller tant de fantômes. Pour que l’homme reste vivant, son cœur doit battre au moins 180 000 fois par jour et pomper 8 600 litres de sang. La respiration d’un seul être humain nécessite 12 000 litres d’air. Chaque éjaculation produit 180 millions de spermatozoïdes. La fatigue se noie dans la houle des muscles. Les idées faseillent sur la mer cérébrale. Passé un certain âge, on perd jusqu’à 20 000 neurones par jour. Il m’en reste assez pour écrire. Une certaine légèreté aide à digérer la gravité. Ce n’est pas rien la vie. L’éclosion d’un sourire prédispose à la joie. Son pollen essaime de lèvres en lèvres. Tant de rêves palpitent dans une poignée de main. Pourquoi en vouloir plus ? Pourquoi aller plus vite ? Entre le peu de chose et le rien tant de possibles s’insinuent. Le vide et le trop plein ne se repoussent pas. Il y a entre les deux un mouvement pendulaire. On porte tous en nous une soif d’infini rendant caduques les horaires. Chaque heure peut être la dernière. Il ne faut pas la perdre pour une vulgaire question d’argent.