Comme une bête inachevée

Publié le par la freniere

Il a fait froid cette nuit. À peine a-t-il calé, le lac s’est recouvert d’une mince couche de glace. On se croirait à l’automne quand les poissons s’endorment, quand les sources sommeillent, quand les arbres s’éteignent. Entre les pages de mon sea-man’s handbook, les phrases plient et déplient des continents entiers. Le ciel déborde dans la marge. Une forêt se cache dans le cœur d’un bourgeon. Je partage ma chambre avec les mots, livres des maîtres, lettres d’amis, vieux dictionnaires, enveloppes de retour au ventre toujours vide. Je cherche le pivot sur le moyeu de la vie, la barque de lumière dans le delta des ombres. Il faut renaître chaque matin de la poussière d’hier. L’encre coule sur la page comme le sang dans un corps. Je côtoie ma naissance avec des pas de vieux. On ne quitte jamais le ventre de sa mère, la nourriture du rêve, la semence des orages. Chacun se reconnaît dans un miroir sans tain. Comme une bête inachevée, j’avance avec la mort comme seule certitude. Je traverse pieds nus la folie des hommes, les signes du langage, le drame des consciences. J’arrache au néant son masque de beauté. Quand tout se déglingue et perd son sens, je me sens démuni comme un bébé naissant, et pourtant tout est là, la source qui déborde, la terre qui fleurit, la vie grouillante de vie.

        

Comme au temps des épidémies, c’est notre angoisse que traduisent les bêtes. Que m’importe les dates, les pages d’évangile, les horoscopes, les bilans, il est toujours trop tôt ou trop tard. De combats de coq en guerres de clôture, on porte son tombeau. Dans la course du rat, j’avance avec les traîne-savates, laissant tous les derniers me prendre de vitesse. J’ai le sourire en coin des vaincus qui ne veulent que la paix, préférant à la guerre la souffrance d’être libre, le murmure à l’éclat des fanfares, baissant les bras en croix pour cueillir des fleurs. J’aimerais croire à tout mais l’homme trop souvent fait douter les oiseaux, fait honte aux animaux et désespère jusqu’aux pierres. Sa main gauche se méfie de la droite. Je voudrais vivre à fleur de rêve au milieu des orties, non mourir de colère, déplier l’âme de sa gangue comme la feuille du bourgeon, tourner autour du monde comme autour d’une femme, celle qu’on aime, celle qu’on voit dans sa soupe et les promesses à tenir. Je voudrais bien dormir mais les mots me réveillent de leur sève hémophile, de leurs crocs de mygale. J’ai un chant dans la gorge. Des voyelles en broussaille me chatouillent la langue. J’apprends à lire ce qui se voit, de la fumée des pipes au vol des papillons, des cicatrices de l’air jusqu’aux mille-pattes du givre.

        

Ça s’attrape l’argent comme une maladie. Ça infecte et ça pue, ça pousse même à la haine, à la guerre, à l’avoir. Ça tue l’être et l’amour. Il faut chérir la terre pour l’herbe qui y pousse, le feu et ses larmes de cendre, la neige et ses flocons de froid, l’homme et ses rognures d’ongle, non pour des prix de revient. Dans une maison mal habitée, les ancêtres en colère, leurs tibias à la main, font craquer leurs jointures. Il faut cesser de pleurer pour s’adresser aux morts, semer de nouvelles graines dans la terre brûlée, traverser les déserts à la nage, faire une fontaine avec la soif, mettre des routes à la place des murs, des caresses à la place des gants, des comptoirs à paresse à la place des usines, des brouettes à la place des tanks, des passerelles d’amour au lieu de miradors. Quand la tendresse passe devant les portes, aucun chien ne se lève. Ils attendent leur os comme des gardes chiourmes. Quand la tendresse passe dans la rue, on lui jette des pierres, des quolibets, des colifichets qui ne servent à rien. Je passe en contrebande la colère des gueux. La terre donne de moins en moins. La terre donne des villes. La ville donne des hommes qui ne savent plus donner. Tant d’eau de mer transforme le plancton en fossile, tant de siècles séparent l’amibe des souliers ;  je ne sais plus où l’homme a commencé, avec le premier meurtre ou le premier amour.

        

Je n’ai plus à la main qu’un bras de parapluie pour affronter l’orage, un chandail de mots pour affronter l’hiver, un tambour sans peau pour alerter les hommes, une allumette mouillée pour entretenir le feu. Ma main ne dort que d’un doigt, les autres continuent d’écrire, dans ma tête ou ailleurs. Je me réveille toujours une phrase à la bouche, une métaphore au pied comme une sandale d’écriture. Je vais de page en page sur un désert en bois, une lampe torchère en guise de soleil, une image mal torchée me servant d’oasis. Sous le toit de la peau, les os servent de meubles. Le vent circule par les couloirs des veines et va de chambre en chambre apporter la lumière. Je vis mon corps comme une phrase. Je creuse l’alphabet pour enterrer ma peur. J’apprends à lire ce qui n’est pas écrit.

Publié dans Prose

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