Comme une eau claire
Je ne prends pas le temps d’écrire; je vais tout de suite au bout de la phrase. Certains mots s’accrochent à la vie. Ils sont comme des clous dans le bois des pensées. Ils rouillent et laissent des traces sur la chair des planches, des traînées noires sur le grain du papier. Pourquoi l’homme n’est-il pas toujours bon ? Est-ce si difficile d’aller du mal vers un mieux ? Il faut quand même une âme pour transformer un arbre en totem, une motte de terre en figurine, un trait d’encre en lumière, un peu d’air en musique. Le dedans finit toujours par croiser le dehors. C’est une amande qui s’ouvre, dure et tendre à la fois. Le froid peut nous transir jusqu’aux os, le soleil croiser la pluie, le chien de la passion nous mordre jusqu’au cœur. Le ciel est beau dans son bouleversement. L’embonpoint des nuages digère le soleil. Les fourmis s’arrêtent et se refont des forces. Le temps est parfois une merveille qui fait aimer le monde.
On rejette le plus beau pour s’ajuster aux masques, aux uniformes, aux modes d’emploi, aux gueules de bois. Je vis de ce qu’on abandonne. Un simple chant d’oiseau éclaire ma semaine. Un couple qui s’embrasse répare tant de choses, à commencer par l’âme. J’ai pour les petits riens une amitié durable. D’une phrase à l’autre, je ne dis presque rien. J’accueille la vie, simplement. Je cueille ses fruits les plus humbles, les pommes piquées, les cerises trop hautes pour la main, les petits fruits sauvages que l’on goûte comme une langue étrangère. Je flaire l’inconnu avec le nez d’un loup. Je sonde le sol avec la patte d’un crayon. Je cherche le chemin entre la souffrance des vivants et le bonheur des morts. Je regarde sans trop savoir ce que je vois. Je surveille l’invisible, l’imprévu, le petit geste pauvre tendu vers l’infini. Pour que je l’apprécie, la musique doit frôler le silence. Je me suis bâti une maison de mots à l’intérieur de moi. Tout y est, la terre, l’air, le feu et l’eau, de l’encre et du papier, la pomme sur sa branche, un ange cherchant ses ailes.
Retrouverons-nous un jour un ciel transparent ? Il y a trop de vitres devant le paysage, trop de glaces et d’air vicié. Nous frappons à la porte mais c’est rarement la bonne. La vie nous éconduit plus souvent qu’autrement. Ce qu’on veut dire se trouve au devant ou en arrière de la phrase. La phrase en est la trace. Les mots s’écrivent de l’infinitif à l’infini. Sans attendre que le coq chante trois fois, les mots se lèvent avant moi et préparent le café. Je déjeune d’une phrase, d’une image, d’un fruit. Pour aimer, il faut passer outre tous les empêchements. Il arrive que toute la bonté du monde se réfugie dans la main d’un facteur. J’ouvre l’enveloppe avec des doigts tremblants. Les mots d’amour transcendent la cruauté du monde.
Retour au cimetière. J’entends les morts causer. Sont-ce leurs os qui font craquer le sol ? La brume se lève sur le lac. Ici, même la lumière feutre ses pas. J’aurai un peu de répit avant la pétarade des hors-bords. Quand ils se ruent sur l’eau comme des chiens enragés, tous les anges rêveurs s’envolent en essaim, laissant un duvet d’oie sur les pierres tombales. Penché sur mon cahier, je m’envole avec eux. N’importe quel crayon est une échelle de Jacob. Quand elle n’est pas un garde-chiourme, la vie est parfois une brave fille, une paysanne qui s’entête à biner son jardin, montrant son cul sans faire exprès. Quand on respire l’âme des choses, il est impossible de savoir où elle commence, encore plus où elle finit. Il y a tant de routes entre la peau de bébé et l’alphabet des rides. Mon cœur brûle sans son écorce. Il fait face au soleil avec la foi d’un tournesol. Une main de vent frais caresse l’herbe verte. Une libellule navigue entre les marguerites, imitant de ses ailes la danse des pétales. L’espoir se cache derrière un arbre. Son ombre en éventail se replie sur elle-même. Je regarde passer le train des jours avec les yeux d’une vache. Je voyage en dedans. Le paysage est un grand livre. J’apprends à lire chaque matin. Devant tant de beauté, mes yeux frissonnent comme une eau claire.