Dans ce monde pressé
I |
l ne faut pas laisser les marchands faire la bombe, les soldats faire la noce, les hommes faire la guerre. Dans les dommages collatéraux, les berceaux sont des tombes. Ceux qui font des ronds-de-jambes, c’est à défaut d’avoir des jambes. Ceux qui font des courbettes creusent leur propre vide. Ceux qui font du jogging se donnent l’air de vivre. L’homme a perdu ses jambes dans les rues et les roues. Dans les villes, un chauffeur est en perte de vitesse par rapport au cycliste. Aux heures de pointe, le cycliste l’est par rapport au marcheur. Les hommes qui ont l’âme à fleur de carrosserie finissent tous au cimetière d’autos. L’œil crevé d’un phare leur fait perdre la route. Dans les portes tournantes, les anges clabaudent comme des âmes en peine. Il n’y a pas de machine pour le bonheur, d’auto pour l’infini, de billet pour l’espoir. La poule n’est pas avare de ses soins. Elle couve autant les œufs de pierre que les coquilles plus fragiles. Souvent, une seule fleur suffit pour être heureux. Dans ce monde pressé courant en foule vers sa perte, je suis un solitaire cultivant sa paresse. De l’école au bureau, du parc à l’usine, du carré de sable à l’écran, nous vivons dans des boites. Pour qui ne connaît pas l’hiver, le mot neige est abstrait. Les enfants qui jouent aux grandes personnes ne jouent plus. Ils le sont. Ce n’est pas tout d’inventer le canot. C’est le coup de rame qui compte.
Ils ont amputé les mains de la prière. Les orantes n’ont plus que deux moignons tendus simulant l’espérance. La chiennerie des hommes n’épargne pas le ciel. Ils ont peinturé en gris le sourire des nuages. Mes épaules ont trop sondé le froid. C’est à peine si le soleil me touche. Ce ne sont pas les langues qui nous séparent mais la peur de l’autre. Dans les pays en guerre, les bras se prolongent en fusil, la chair en fosse commune. Le lait a pris le goût du sang. Je multiplie les vides entre les mots. Je laisse place au cœur. Je cache dans ma poche des cailloux de lumière, des rêves dans ma tête. Le visage du futur tatoué sur le dos, je donne l’accolade aux saisons, la parole aux fourmis, la main à la pluie. Le sol sous les pieds existe par le pas. La faim invente le goût du pain. De la cave au grenier, je porte les marches sur lesquelles je monte. L’âme se perd de la peau à l’habit et du visage au masque. Ceux qui voyagent le plus vite transportent avec eux leurs murs. Ils regardent le monde par la fenêtre d’un écran. D’un clic à l’autre, ils s’éloignent de la vie. Ils s’agenouillent d’une icône à l’autre sur un miroir aux alouettes. Des fauteuils leur poussent aux fesses durant la messe électronique.
Une lumière s’attarde sous le couvert des épilobes. On n’entend pas l’arbre pousser. Je marche en direction de l’inaudible, les petits bruits à peine perceptibles, le son qu’on n’attend pas. Il nous arrive à tout moment de croiser la merveille sans même la remarquer. Je suis en quête de ces miracles quotidiens qui donnent sens à la vie, le ventre rond d’une femme, une goutte dans le désert, une main susceptible d’aimer, un geste de bonté, l’épiphanie du monde dans une simple odeur. Je n’ai besoin de rien pour pénétrer le monde, une page blanche, une lampe, un crayon, une respiration, un souffle, des mots, des rires, quelques branches cassées, la pluie qui tombe en doigts de pied et de la neige bouche à bouche. J’écris par la fleur et la feuille, le nuage et la pluie, la rizière et l’avoine. Sur ma table de pin, chaque nœud du bois est un fleuve secret. J’y trempe mon stylo. Je réveille l’azur à chacun de mes pas, un paradis d’abeilles tétant les tubéreuses, le pouls des sanguisorbes sur un sol en papier. Je pique du nez comme un singe qui cherche l’équilibre entre la sauge et la sagesse. Je mouille ma langue à l’eau des fruits. J’écris la vie partout, sur les boites de céréales, les poteaux de clôture, les troncs d’arbre et les aiguilles sèches. Chaque paragraphe est une barouette pleine d’humus et de sève. Un nouveau jour se lève dans les journées en moins.
Trop souvent les mots ne font pas ce qu’ils disent. La terre a mal aux hommes. Quand on abat des murs pour construire une prison, l’homme n’est pas plus libre. Chacun vend sa peau pour un habit commun. En bousculant le présent, l’avenir se heurte au passé. Entre deux le sais-tu les réponses questionnent. Aux premiers chants d’oiseaux, l’été greffe un cœur dans les épouvantails. Le paysage redresse l’étendue de ses bras pour le retour des oies blanches. Le vent caresse les biceps des arbres. Ceux qui écrivent ont un pays, la terre d’une langue, un univers tout entier. Notre langage n’est pas les mots mais ce qui les rassemble. Sous la paupière de l’homme, l’œil ouvert de la vie éclaire le chemin. Je passe par la pierre pour trouver la source. Je trouve la parole où les mots se font rares. Je croise le futur dans l’hier inconnu. Je cherche l’âme antérieure aux idées. Un arbre sans ses feuilles reste plein de pensées, de celles qu’on y puise.