Dans la nasse des collines
Je jette en vrac des mots sur du papier, de vagues silhouettes, des fantômes, des ombres, un éclair, une pluie, une légère bruine. Voulant me retrouver, je me perds un peu plus. Tous les souvenirs ont une faille. Le passé n’est souvent qu’un mirage. Que reste-t-il du temps dans les minous de poussière, la boue des marécages, la cendre délavée ? Que reste-t-il d’hier sous les pattes noires des mots ? Nous sommes si peu de pas sur le sable infini. La vie passe comme un ange qui chercherait sa chair. Nous avançons toujours à deux doigts du naufrage. Il se fait tard dans ma vie mais qu’importe le temps. Je ne serai jamais plus vieux que le bonheur. Pourquoi ne pas me contenter de l’alphabet de l’herbe, de la grammaire des oiseaux, de la dictée des fleurs ? Pourquoi ne pas me contenter de l’extrême essentiel ? Moins l’on possède, moins la beauté est abimée, moins l’on est pauvre de ce qui fait la vie. Je recueille les mots en deçà du très peu. Toute chair est issue d’une étoile. J’ai pour unique viatique un petit carnet vert. Il sent le cuir et l’homme. Ses pages m’appartiennent, ses mots serrés les uns contre les autres, ses phrases tête-bêche, ses images à l’envers, son encre mal léchée. J’ai fait ma route de ce puzzle misérable. Dehors, le lac fait la sieste. De petits frissons d’eau lui parcourent l’échine. C’est comme un gros poisson le ventre à l’air dans la nasse des collines. Une phrase roule dans ma gorge comme une eau bonne à boire.
Parler aux hommes me convient moins qu’écouter les étoiles, le bruit des sources, le murmure des arbres. Le soleil brille sur la table. Il est entré par la fenêtre sans déranger les choses. Il sent le vent et le silence, la fraîcheur de l’aube. Il redonne vie au café tiède et réveille les mots. Il faut être fou pour écrire, pour sauver quelques mots dans les bruits du désastre. C’est aux menus détails que j’accroche ma voix, un brin d’herbe, une pomme, un escargot sortant de sa coquille, une coquille d’œuf, une trace de doigt, une fourmi perdue dans les dédales de l’herbe. Je soigne mes blessures avec le sang des arbres. J’apprends la pierre et l’hirondelle. Ce matin, l’essentiel tournoie sous la forme d’un aigle. Je voudrais voir avec ses yeux, écrire avec ses plumes, trancher l’azur d’un coup d’aile. Je n’ai pas Dieu sur les épaules mais les pas d’un enfant, une femme sur mes genoux, un loup devant ma porte. Il faut se méfier quand la journée paraît solide. Elle oscille sur une patte d’oiseau ou le bout d’un brin d’herbe. La vie jaunit en même temps que les feuilles.
Trop souvent l’homme sourit pour ne pas pleurer. Il achète à défaut d’aimer. Il consomme à la place de vivre. Le rêve et le réel ne coïncident pas. Je marche un pied dans l’un et le cœur dans l’autre. Pour écrire et laisser quelques pas dans la poussière du monde, il faut partir, même en restant sur place, apprendre à contempler, entendre le silence même au milieu du bruit, boire le paysage avec les yeux dans l’eau, saluer le soleil avec la peau qui brûle. On ne sait pas d’où viennent les mots. Ils se posent en oiseaux sur la blancheur des pages. Leurs ailes font des phrases qui veulent s’envoler. J’observe le bourgeon pour comprendre le monde, l’abeille dans la fleur, la paille dans la grange. La peau du lac s’étire comme un chat. Le mot écrire évoque pour moi le marcheur, le rempailleur de chaise, le rémouleur de rêve, le sourcier. Quand on se moque de l’amour, c’est tout l’homme qu’on blesse, ce qui de lui reste vivant. J’écris avec mes deux oreilles, l’œil à nu et les mains pleines d’échardes. Ma peau sent le roussi au sortir d’un livre.
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