Dans la saveur des mots 2
On écrit toujours à propos de tout et de rien. Ce n’est pas le sujet qui fait la poésie, ce sont les mots, la façon dont ils s’ordonnent ou se refusent. Même s’il lui manque un bras, une jambe, une phrase, le texte finit toujours par avancer. À quoi peut-on se fier ? L’humilité n’est souvent qu’une forme d’orgueil. Ce ne sont pas les heures pleines qui m’intéresse, ce sont les heures vides. À quoi peut bien servir un verre que l’on ne peut remplir par manque d’une source ? Toute présence est une menace, celle de son absence. Je ne suis sûr de rien. Toute compréhension débouche sur l’incompréhension. Chez tout homme qui s’interroge, les contraires se mesurent à poings nus. On porte tous à la naissance les rides essentielles. Je n’entre pas dans la compétition, les conflits d’ambition, le goût de dominer, de posséder, de réussir. Je ne suis pas un joueur. J’ai trop peur de gagner. Je préfère l’inconfort aux certitudes. Ce qui m’échappe me sert d’aliment. Ceux qui craignent la mort ne vivent pas vraiment. Ils tentent vainement d’éviter l’échéance. Dans chaque rue, de jeunes pendus côtoient des vieillards pleins d’espoir. On peut choisir d’être un homme sans devenir esclave.
Il y a des mots qui ne connaissent pas la vie et d’autres que la vie ignore. Il faut que la phrase devienne une sensation. Il faut écrire à chaud, ne pas craindre de se brûler les doigts. Écrire à l’imparfait est l’idéal d’un puriste. Écrire, même le pire, est toujours un acte d’espoir. On ne dit pas la vérité pour être cru mais pour y croire. L’écriture nous laisse à tout le moins l’illusion d’exister. Nous sommes tous en cage. Certains s’en accommodent ou en construisent de nouvelles. C’est dans les mots que j’en cherche la clef. Le soleil se lève tous les jours et j’en reste surpris. Peu importe la route, elle mène toujours à nos limites. C’est à partir de là qu’il faut marcher, sauter, faire la courte échelle. Certains airs de musique comme un nerf qui se brise. Ce qu’on ajoute à la nature ne lui apporte rien. Au contraire, elle doit alors s’épuiser à combler nos lacunes. Toute création prend sa source d’un défaut. L’illusion de comprendre mène à la politique. On ne verra jamais un arbre se faire élire député, un oiseau légiférer le ciel, une grenouille grossir comme le bœuf.
Il y a toujours une ombre pour servir d’abri à l’âme qu’on expulse. Il y a toujours l’attente qui justifie l’absence, le silence qui permet d’entendre, la page qui accueille les mots. La foi n’est qu’un habit. C’est le doute qui met à nu ce que l’on peut devenir. Nous sommes encore des ignorants du cœur. Voyager sur la lune n’apprend rien sur l’amour. Qu’on puisse donner la vie ne justifie jamais qu’on puisse donner la mort. Ici, je ne parle pas d’euthanasie médicale, mais d’économie, de guerre, de religion, d’idéologie, ces mots où l’on tue pour gagner je ne sais quel gros lot. Il est étonnant que tant d’hommes préfèrent la cage à l’aventure, le confort à l’amour. Le travail rémunéré, c’est se donner du mal pour être malheureux. Vive les paresseux, les chats qui courent après la balle et puis dorment des heures, les fleurs qui se ferment la nuit sans perdre leur parfum. Ce que l’on gagne à rester vivant vaut bien plus qu’un salaire. Je fais ma vie avec des bouts de papier où les phrases titubent, tachées d’encre et de vie. À la recherche de tous, on ne trouve personne. On se perd dans la foule.
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